La réforme des Sciences économiques et sociales au lycée interdit toute éducation à la démocratie
Libération, 5 novembre 2018
En
imposant une seule vision du monde économique, néoclassique et
micro-économique, les nouveaux programmes en SES évitent tous les débats
actuels et ne formeront pas de futurs citoyens.
Tribune. Le code de l’éducation français de 2013 l’affirme : «La
formation scolaire favorise l’épanouissement de l’enfant, lui permet
d’acquérir une culture, le prépare à la vie professionnelle et à
l’exercice de ses responsabilités d’homme et de citoyen.» (1) Une
lecture optimiste de ces missions pourrait y déceler la volonté de
s’assurer que toute formation scolaire digne de ce nom crée les
conditions non seulement d’un plein exercice de la citoyenneté dans le
champ politique, mais aussi de la prise en charge du monde commun tel
que le trouveront les élèves pour mieux le transformer. Il suffit de
lire le nouveau programme de sciences économiques et sociales (2) pour
s’apercevoir qu’il n’en est rien.
D’une manière générale, la citoyenneté
est le fait d’être reconnu comme membre d’un Etat, d’y disposer de
droits et de devoirs, et de participer à la vie de la cité. Cette
participation s’identifie souvent à la capacité de peser sur les
décisions prises par les pouvoirs existants. L’enseignement doit alors
se donner comme objectif la transmission d’une «culture rationnelle et
scientifique» dont le but est de donner à chacun la possibilité de
s’arracher à ses déterminations, pour mieux appréhender et débattre de
la res-publica (littéralement la chose publique). Il doit
dispenser, outre des connaissances, une habitude à l’esprit critique.
L’Ecole se doit en effet d’éduquer à la faculté de juger sans laquelle,
nous dit Hannah Arendt, le sens commun se perd et, avec lui, l’idée même
d’un monde commun qui nous relie les uns aux autres.
Etre capable de penser par soi-même
On sait qu’Arendt, suite à ses études
sur le totalitarisme et à sa réflexion menée à propos du procès
d’Eichmann, a élargi cette conception de la citoyenneté, insuffisante à
nous éviter le pire. Il ne suffit pas de disposer de connaissances, ni
même d’exercer sa raison, encore faut-il être apte à juger du Bien et du
Mal, du Juste et de l’Injuste, du Vrai et du Faux, etc. Et pour cela,
être capable de penser par soi-même, d’où s’ensuit la capacité de penser
avec tous en créant un espace public. Je dois abandonner l’idée que je
peux penser, seul, le monde, et prendre en considération le point de vue
des autres pour mieux en débattre. L’action politique et la liberté se
déploient alors au sein de cette pluralité de perspectives. Or, cette
faculté de jugement ne relevant pas d’un mode de connaître, elle, ne
repose sur aucun concept. Elle ne peut donc pas s’enseigner, mais
seulement se cultiver. L’Ecole a alors pour mission de créer les
conditions adéquates afin que tous aient la capacité de fonder ce monde
commun.
Plus prosaïquement, on peut supposer que
cette mentalité élargie ne peut réellement se développer seulement si
sont exposés, dans un programme de sciences sociales, les différents
points de vue sur un même thème, afin que les élèves puissent concevoir
et comprendre une pluralité de conceptions. Mais elle doit aussi
s’efforcer de relier le savoir aux expériences afin que celui-ci prenne
vie. On pourrait alors imaginer que les programmes scolaires
s’inscrivent dans ce double objectif et permettent d’en garantir sa
réalisation. Il n’en est rien. Le programme de sciences économiques et
sociales tel qu’il nous est présenté ici empêche de préparer les élèves à
développer leurs capacités futures de citoyens critiques et émancipés.
Ce programme présente tout d’abord
l’économie sous un seul prisme : néo-classique et micro-économique, puis
veut faire croire que l’Etat intervient de manière a posteriori pour
réguler les défaillances du marché, enfermant ainsi la réflexion dans
une alternative «prison» : marché et Etat. Une analyse de la monnaie est
ensuite proposée sans questionner ni l’origine, ni l’histoire, ni
l’aspect social et politique inhérent à cette marchandise particulière.
Lecture libérale et dogmatique
Cette première partie du programme
interdit donc l’exposition d’une pluralité d’approches qui pourraient
inciter les élèves à confronter les paradigmes et à se faire une idée
des débats qui structurent l’espace public aujourd’hui. Au lieu de
questionner le réel tel qu’il se présente aux yeux des citoyens en
convoquant les différentes théories susceptibles de l’éclairer, on
préfère recouvrir celui-ci en racontant des fables sur un monde
imaginaire et se débarrasser des questions (celle du chômage… un exemple
parmi d’autres) qui structurent les différents champs économique,
social et politique de la société. Quelle meilleure dévalorisation d’une
éducation à la citoyenneté que celle-ci : en exigeant de commencer
l’étude de l’économie par ces modèles, on nie l’expérience des élèves,
et on impose une lecture libérale, oserait-on dire dogmatique, présentée
comme vérité unique du champ économique !
Pour leur part, les thèmes sociologiques
ne mettent en évidence que l’approche de la socialisation et de ses
défaillances, oubliant l’étude de la structure sociale et de ses
oppositions théoriques, des rapports de pouvoir et de domination, des
inégalités comme système cristallisé qui se perpétue. L’objet «Société»
ne se questionne jamais. Un monde lisse, sans conflit, donc sans débat
sur son être : là encore quelle meilleure dévalorisation d’une éducation
à la citoyenneté que celle-ci ?
Positivisme inquiétant
Une autre preuve peut-être ? Dans la
lignée des programmes de 2011, qui actaient la disparition du thème de
la famille, celui supposé s’y substituer aujourd’hui continue de priver
les élèves d’une entrée ethnographique et anthropologique qui permettait
ce regard éloigné cher à Claude Lévi-Strauss, condition nécessaire à la
compréhension de l’autre et de soi-même. Interroger tout ethnocentrisme
en ces temps où l’extrême droite conquiert la représentation politique
en Europe et ailleurs, ne serait-ce pas là une nécessité intellectuelle
que doit se donner l’éducation nationale ? D’autant que les deux
chapitres de sociologie politique évitent autant que faire se peut
d’interroger la nature du lien politique et d’entrevoir les débats sur
des mondes possibles différents de celui qui s’impose aujourd’hui.
Quant aux deux regards croisés, ils
pourraient nous laisser croire que la protection sociale n’est pas un
choix de société – elle apparaît comme une simple technique parmi
d’autres pour gérer des risques sociaux – et que l’organisation et la
gouvernance des entreprises n’est pas source de conflits : ceux-ci
disparaissant sous l’intitulé «la diversité des figures de
l’entrepreneur» !
Aussi finalement, aucune institution
n’apparaît en tant que construction sociale et historique. Les
connaissances elles-mêmes semblent s’imposer ex nihilo de façon
anhistorique, niant l’histoire des faits économiques et sociaux,
l’histoire du droit social. Quant aux conflits sociaux comme un des
principaux moteurs de l’histoire…
Un programme de sciences économiques et
sociales éduquant à la démocratie et à la citoyenneté, n’aurait-il pas
pour but de mettre au contraire en son cœur les débats essentiels de la
société pour faire apparaître l’espace public du moment ? Ce n’est pas
la philosophie de ce programme. Sous couvert de dispenser une science,
il en adopte une autre subrepticement. Il suffit de lire le premier
terme de chaque intitulé : «Comment» ! Comment interdire les débats ? En
reprenant à son compte, peut-être de manière inconsciente tant on est
sûr de son fait et de ses connaissances, la loi des trois états
d’Auguste Comte. Il ne faut plus à notre époque rechercher les causes
premières de l’être. Il faut s’élever à l’état scientifique et
positiviste, abandonner toute prétention à expliquer le monde qui
n’engendrerait que désordre et confusion. Il faut se contenter du
«Comment» et se soumettre à la science et aux lois de la nature qu’elle
nous révèle.
Ce programme est issu de ce positivisme
inquiétant : renoncer à toute ambition inscrite dans le pourquoi et y
substituer le comment qui interdit tout questionnement fondamental sur
l’être de la société. Le pourquoi crée du désordre, affirme Auguste
Comte. Le comment nous oblige à l’ordre et au progrès. Telle semble être
la philosophie de ce programme.
Vous trouverez le lien vers la version
longue et la pétition ici.
Liste des 24 signataires: Albin-Didier Muriel; Barbot Eric; BrabantMartine; Binet Pascal; Cornesse Jean-Luc; Da Rocha Valérie; Deterre Benoît; Decroes Anne-Sophie; Dupuis Martine; FischmanMarianne; Ghiloni Jacques; Guettai Samy; Gugger Sylvain; Lawruszenko Jean; Le Maître Patricia; Mas Jean-Yves; MilanMuriel; Montagut Jean-Marie; Quennesson Benjamin; Rakotomahanina Anthony; Rallet Daniel; Rogel Thierry; Roussillon Régis; Thiebaut Alexandre.
(1) Code l’Education 2013 Article L111-2
(2) Nous nous contenterons d’analyser brièvement le seul programme de première, tant l’exercice s’avère fastidieux.