mardi 20 novembre 2018

GREVISTE

HUFF POST

Pas de gilet jaune pour moi, j'ai "en grève" dans le dos mais je bosse

Dans l’indifférence la plus totale, ce 20 novembre 2018, pour notre reconnaissance et le respect de votre dignité, je suis une infirmière en grève.


En service de soins, nous sommes invisibles. Notre droit de grève étant "suspensif" au nom de la continuité des soins.
Emeline Dufresne
En service de soins, nous sommes invisibles. Notre droit de grève étant "suspensif" au nom de la continuité des soins. 
 
 
Aujourd'hui, je suis gréviste.

En service de soins, nous sommes invisibles. Notre droit de grève étant "suspensif" au nom de la continuité des soins. Pas de gilets jaunes pour nous, une affichette "en grève" collée sur mon dos est la seule manifestation qui m'est autorisée. Une affichette visible par les patients que je continue de soigner comme tous les jours, avec la même charge de travail épuisante. La seule différence est l'amorçage de conversation avec les patients que permet cette affichette. Ces mêmes patients, qui pour la plupart, connaissent déjà nos difficultés puisqu'ils les subissent.
Hier, j'ai voulu me porter gréviste. J'ai appelé ma supérieure, qui m'a indiqué que la feuille d'inscription était affichée dans son bureau. J'ai dû chercher la feuille collée derrière son fauteuil, sur le mur. J'ai voulu prévenir mes collègues, désabusés car on serait de toute manière assignés. L'assignation, et son domaine flou d'application de continuité des soins puisque soumis à l'interprétation du directeur de l'hôpital. On ne compte plus les assignations abusives, mais les syndicats, bien présents dans les médias ne répondent pas à notre souffrance, trop occupés à imposer leur suprématie sur les autres.

Alors, aujourd'hui encore, je soignerai, mais mon affichette me pèsera bien lourd sur le dos. Pliée en deux, je m'efforcerai d'avoir ce sourire dont mon visage ne se départ pas. Ce sourire autrefois naturel qui peu à peu devient mon masque, cachant ma lassitude et ma rancoeur.

Votre compassion ne règlera pas mes factures, vos bons mots ne me feront pas oublier la culpabilité de laisser un être s'éteindre dans la solitude, vos sourires n'empêcheront pas la dictature invisible des parasites carriéristes qui démolissent en silence des équipes et des vies. Alors que les larmes de colère et de tristesse, que je ramène comme autant de stigmates d'un système qui n'en finit plus de mourir, elles, fragilisent mes enfants.
Comment leur donner confiance dans une société qui cache ses vieux, ses malades, qui fait de ses hôpitaux des usines à soins, et de ses patients des clients capricieux? Comment leur expliquer l'empathie quand le mépris habite nos dirigeants? Comment leur expliquer l'amour quand la xénophobie guide le peuple? Comment leur apprendre l'éthique quand les menteurs, les hypocrites et les lâches sont ceux qui gravissent les échelons?

Aujourd'hui encore je donnerai de mon humanité pour soigner avec humanitude. Je sais déjà que ce temps m'est compté. Quand nos cœurs de soignants seront vides et nos yeux secs. Quand nous aurons rendu notre blouse pour ne pas rendre notre vie, qui restera-il? Qui agira dans l'ombre pour vous tenir la main, écouter vos maux ou juste accueillir vos angoisses?

La maladie, la déchéance du corps et la démence ne s'arrêtent pas aux portes de l'Elysée ou de l'Assemblée nationale. Ce jour-là, où seul dans un lit vous attendrez une heure qu'un soignant épuisé puisse enfin vous sortir de vos selles et apaiser votre douleur, rappelez-vous.

Rappelez-vous que dans l'indifférence la plus totale, ce 20 novembre 2018, pour notre reconnaissance et le respect de votre dignité,
J'étais gréviste.