HUFF POST
Plan santé: comment la psychiatrie s'est-elle retrouvée en état d'urgence absolue?
Les professionnels de
la psychiatrie, qui ne cessent de tirer la sonnette d'alarme, attendent
beaucoup de la réforme du système de santé.
POLITIQUE - Le "parent pauvre" de la médecine se fait entendre. Alors que le gouvernement présente sa très attendue
réforme du système de santé ce mardi 18 septembre, les professionnels de la
psychiatrie
ne cessent de dénoncer la situation critique et les conditions de soins
indignes de leur secteur. Les prises de positions se succèdent et
dressent toutes le même constat: "
La psychiatrie publique est devenue un enfer."
Dans le sillage d'un
monde de la santé
en crise, les professionnels du secteur psychiatrique dénoncent depuis
plusieurs semaines un manque criant d'effectifs, de lits et de temps.
Des salariés des hôpitaux psychiatriques de Rouen et du Havre ont même
mené des grèves de la faim au cours de l'été tandis que près de dix
établissements repartis sur tout le territoire - de Saint-Etienne à
Amiens - ont également été perturbés par des mouvement sociaux.
"Depuis des dizaines d'années, c'est le parent pauvre de la médecine", a admis la ministre
Agnès Buzyn vendredi
14 septembre pour expliquer la situation, avant de promettre "des
mesures pour la psychiatrie" dans sa réforme de l'hôpital. Un large défi
pour le gouvernement alors que la situation alarmante décrite avec
force dans de nombreux témoignages est le fruit de plusieurs facteurs.
Le désengagement de l'État depuis des décennies en est un, mais il n'est
pas le seul.
La psychiatrie à l'abandon
Si
"la psychiatrie française traverse une grosse crise" comme le reconnaît
la ministre de la Santé, "elle a des causes multiples",
explique-t-elle. Les médecins et infirmiers du secteur, partagent le
même constat mais pointent en premier lieu l'inaction des gouvernements
successifs malgré une situation qui n'a cessé de se détériorer. "Depuis
vingt ans, les rapports se succèdent pour au final très peu de plan...
et les difficultés sont toujours là", juge au
HuffPost le médecin psychiatre Pierre-Michel Llorca, auteur de l'ouvrage
Psychiatrie, l'état d'urgence. Le
spécialiste, chef de service au CHU de Clermont-Ferrand, pointe un
manque de moyens accordés par l'État, mais également un "déficit
d'investissement" dans l'organisation de la psychiatrie en France et la
répartition des moyens à travers le territoire.
Des
difficultés héritées de la circulaire ministérielle du 15 mars 1960
mettant en place le principe de sectorisation de la psychiatrie. Depuis
cette date, la répartition des moyens et du personnel est en effet
organisée par zones de 70.000 habitants. Une organisation que "beaucoup
de pays nous enviaient" à en croire Pielle-Michel Llorca, mais qui n'a
guère évolué au gré des réalités, notamment démographiques. La France
des années 1960 n'est plus celle de 2018. Soixante ans après la mise en
place de ce dispositif, la taille des populations prises en charge par
un secteur peut varier dans un rapport de 1 à 15 selon
un rapport
de l'inspection générale des affaires sociales. Une situation qui
perpétue les maux de la psychiatrie, à savoir des professionnels usés -
comme en témoignent les très nombreux mouvements sociaux dans ce domaine
-, des délais de prise en charge toujours plus longs et un sentiment
d'abandon chez les patients.
Dans le même temps, la psychiatrie
est confrontée à une "perte de moyens globaux". Sous l'impulsion du
développement de l'hospitalisation ambulatoire, le nombre de lits
disponibles a été réduit de plus de 50% durant les trois dernières
décennies passant de 120.000 au début des années 1980 à 55.000
aujourd'hui. Seulement, les moyens accordés au suivi ambulatoire n'ont
pas augmenté en conséquence. "Il n'existe aucune correspondance entre
les moyens", estime Pierre-Michel Llorca, déplorant un manque de
structure en aval pour suivre les patients non-hospitalisés.
Changer la perception de la maladie psychiatrique
Une
situation qui engendre de nombreuses difficultés dans le traitement de
certaines maladies alors qu'un Français sur cinq connaîtra des troubles
psychiques au cours de sa vie, justifiants des soins en conséquence.
Et
si ce chiffre peut paraître élevé au premier abord, c'est aussi parce
que la psychiatrie souffre de nombreux préjugés. "La dépression, les
troubles liés à l'anxiété, les dépressions, les burn-out, les
psycho-traumatismes pour lesquels on met en place des cellules
psychologiques" entrent dans le champs de la médecine psychiatrique,
rappelle le spécialiste. Et c'est parce que "les demandes explosent"
qu'il faut "une vraie prise de conscience des autorités pour mettre fin à
ces préjugés", estime encore Pierre-Michel Llorca pour enfin adapter
les moyens aux réalités.
Et le psychiatre de rappeler, avec une
pointe de résignation, la sortie du ministre de l'Intérieur Gérard
Collomb en août 2017 sur
RTL. Le premier flic de France avait
en effet annoncé vouloir "mobiliser les hôpitaux psychiatriques" dans la
lutte contre le terrorisme en établissant des "protocoles" pour
identifier les individus ayant des "délires autour de la radicalisation
islamique." Un raccourci assez hasardeux qui avait alors provoqué la
colère des professionnels du secteur et qui témoigne d'une
"méconnaissance totale" de ce que sont les maladies psychiatriques,
selon Pierre-Michel Llorca.
L'exemple de l'Institut National du Cancer
Pour
pallier ces maux, les spécialistes sont nombreux à plaider pour un
"plan psychiatrie" sur le modèle de ceux mis en place pour lutter contre
le cancer. "La santé mentale est dans le même état que la cancérologie
avant les premiers plans. Les soins sont de qualité très variable, les
difficultés d'organisation sont nombreuses et les bonnes pratiques ne
sont pas toujours respectées", estime le psychiatre. Des plans
successifs qui ont fini par aboutir à la création de l'Institut National
du Cancer. Un exemple à suivre selon les professionnels de la
psychiatrie pour pouvoir mener une stratégie à long terme dans le
domaine des maladies mentales et ainsi dynamiser la recherche, diffuser
les pratiques innovantes ou oeuvrer pour changer les stéréotypes sur la
psychiatrie.
"Un saut qualitatif", comme l'appelle Pierre-Michel
Llorca qui risque bien de ne pas avoir lieu. La ministre de la Santé a
en effet, déjà annoncé qu'elle ne proposerait pas de plan psychiatrie
sur le modèle du plan cancer.
Attendue au tournant sur sa réforme
de la Santé, Agnès Buzyn a toutefois promis des mesures fortes pour le
secteur des maladies mentales et assurer les médecins et infirmiers de
toute la détermination du gouvernement. Néanmoins, elle aura fort à
faire pour convaincre les personnels du secteurs. Echaudés par de
nombreuses promesses non-tenue par le passé, ils ont "perdu confiance
envers leur ministère de tutelle" explique Pierre-Michel Llorca. Et pour
l'instant, Agnès Buzyn est loin d'avoir convaincu.
En juin 2018,
elle avait proposé une feuille de route afin de "changer le regard sur
la santé mentale et les personnes atteintes de troubles psychiques",
notamment la formation des étudiants aux "premiers secours en santé
mentale" pour permettre de mieux repérer les troubles, en particulier
chez les jeunes adultes. Elle avait également promis de développer le
métier d'infirmier de "pratique avancée" en psychiatrie, pour assurer le
suivi de certaines pathologies, notamment dans les zones désertées par
les médecins. Avant de revenir en arrière et d'annoncer que ce nouveau
métier serait réservé aux patients atteints de diabète ou de pathologies
cardio-vasculaires et que la psychiatrie viendrait dans un deuxième
temps. Un rétropédalage qui n'est pas de nature à retisser le lien de
confiance avec les professionnels.