mercredi 19 septembre 2018

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HUFF POST

Plan santé: comment la psychiatrie s'est-elle retrouvée en état d'urgence absolue?

Les professionnels de la psychiatrie, qui ne cessent de tirer la sonnette d'alarme, attendent beaucoup de la réforme du système de santé.

Comment la psychiatrie s'est-elle retrouvée en état d'urgence absolue?
AFP
Comment la psychiatrie s'est-elle retrouvée en état d'urgence absolue? 
 
 
POLITIQUE - Le "parent pauvre" de la médecine se fait entendre. Alors que le gouvernement présente sa très attendue réforme du système de santé ce mardi 18 septembre, les professionnels de la psychiatrie ne cessent de dénoncer la situation critique et les conditions de soins indignes de leur secteur. Les prises de positions se succèdent et dressent toutes le même constat: "La psychiatrie publique est devenue un enfer."
Dans le sillage d'un monde de la santé en crise, les professionnels du secteur psychiatrique dénoncent depuis plusieurs semaines un manque criant d'effectifs, de lits et de temps. Des salariés des hôpitaux psychiatriques de Rouen et du Havre ont même mené des grèves de la faim au cours de l'été tandis que près de dix établissements repartis sur tout le territoire - de Saint-Etienne à Amiens - ont également été perturbés par des mouvement sociaux.
"Depuis des dizaines d'années, c'est le parent pauvre de la médecine", a admis la ministre Agnès Buzyn vendredi 14 septembre pour expliquer la situation, avant de promettre "des mesures pour la psychiatrie" dans sa réforme de l'hôpital. Un large défi pour le gouvernement alors que la situation alarmante décrite avec force dans de nombreux témoignages est le fruit de plusieurs facteurs. Le désengagement de l'État depuis des décennies en est un, mais il n'est pas le seul.

La psychiatrie à l'abandon
Si "la psychiatrie française traverse une grosse crise" comme le reconnaît la ministre de la Santé, "elle a des causes multiples", explique-t-elle. Les médecins et infirmiers du secteur, partagent le même constat mais pointent en premier lieu l'inaction des gouvernements successifs malgré une situation qui n'a cessé de se détériorer. "Depuis vingt ans, les rapports se succèdent pour au final très peu de plan... et les difficultés sont toujours là", juge au HuffPost le médecin psychiatre Pierre-Michel Llorca, auteur de l'ouvrage Psychiatrie, l'état d'urgence. Le spécialiste, chef de service au CHU de Clermont-Ferrand, pointe un manque de moyens accordés par l'État, mais également un "déficit d'investissement" dans l'organisation de la psychiatrie en France et la répartition des moyens à travers le territoire.
Des difficultés héritées de la circulaire ministérielle du 15 mars 1960 mettant en place le principe de sectorisation de la psychiatrie. Depuis cette date, la répartition des moyens et du personnel est en effet organisée par zones de 70.000 habitants. Une organisation que "beaucoup de pays nous enviaient" à en croire Pielle-Michel Llorca, mais qui n'a guère évolué au gré des réalités, notamment démographiques. La France des années 1960 n'est plus celle de 2018. Soixante ans après la mise en place de ce dispositif, la taille des populations prises en charge par un secteur peut varier dans un rapport de 1 à 15 selon un rapport de l'inspection générale des affaires sociales. Une situation qui perpétue les maux de la psychiatrie, à savoir des professionnels usés - comme en témoignent les très nombreux mouvements sociaux dans ce domaine -, des délais de prise en charge toujours plus longs et un sentiment d'abandon chez les patients.
Dans le même temps, la psychiatrie est confrontée à une "perte de moyens globaux". Sous l'impulsion du développement de l'hospitalisation ambulatoire, le nombre de lits disponibles a été réduit de plus de 50% durant les trois dernières décennies passant de 120.000 au début des années 1980 à 55.000 aujourd'hui. Seulement, les moyens accordés au suivi ambulatoire n'ont pas augmenté en conséquence. "Il n'existe aucune correspondance entre les moyens", estime Pierre-Michel Llorca, déplorant un manque de structure en aval pour suivre les patients non-hospitalisés.

Changer la perception de la maladie psychiatrique
Une situation qui engendre de nombreuses difficultés dans le traitement de certaines maladies alors qu'un Français sur cinq connaîtra des troubles psychiques au cours de sa vie, justifiants des soins en conséquence.
Et si ce chiffre peut paraître élevé au premier abord, c'est aussi parce que la psychiatrie souffre de nombreux préjugés. "La dépression, les troubles liés à l'anxiété, les dépressions, les burn-out, les psycho-traumatismes pour lesquels on met en place des cellules psychologiques" entrent dans le champs de la médecine psychiatrique, rappelle le spécialiste. Et c'est parce que "les demandes explosent" qu'il faut "une vraie prise de conscience des autorités pour mettre fin à ces préjugés", estime encore Pierre-Michel Llorca pour enfin adapter les moyens aux réalités.
Et le psychiatre de rappeler, avec une pointe de résignation, la sortie du ministre de l'Intérieur Gérard Collomb en août 2017 sur RTL. Le premier flic de France avait en effet annoncé vouloir "mobiliser les hôpitaux psychiatriques" dans la lutte contre le terrorisme en établissant des "protocoles" pour identifier les individus ayant des "délires autour de la radicalisation islamique." Un raccourci assez hasardeux qui avait alors provoqué la colère des professionnels du secteur et qui témoigne d'une "méconnaissance totale" de ce que sont les maladies psychiatriques, selon Pierre-Michel Llorca.

L'exemple de l'Institut National du Cancer
Pour pallier ces maux, les spécialistes sont nombreux à plaider pour un "plan psychiatrie" sur le modèle de ceux mis en place pour lutter contre le cancer. "La santé mentale est dans le même état que la cancérologie avant les premiers plans. Les soins sont de qualité très variable, les difficultés d'organisation sont nombreuses et les bonnes pratiques ne sont pas toujours respectées", estime le psychiatre. Des plans successifs qui ont fini par aboutir à la création de l'Institut National du Cancer. Un exemple à suivre selon les professionnels de la psychiatrie pour pouvoir mener une stratégie à long terme dans le domaine des maladies mentales et ainsi dynamiser la recherche, diffuser les pratiques innovantes ou oeuvrer pour changer les stéréotypes sur la psychiatrie.
"Un saut qualitatif", comme l'appelle Pierre-Michel Llorca qui risque bien de ne pas avoir lieu. La ministre de la Santé a en effet, déjà annoncé qu'elle ne proposerait pas de plan psychiatrie sur le modèle du plan cancer.
Attendue au tournant sur sa réforme de la Santé, Agnès Buzyn a toutefois promis des mesures fortes pour le secteur des maladies mentales et assurer les médecins et infirmiers de toute la détermination du gouvernement. Néanmoins, elle aura fort à faire pour convaincre les personnels du secteurs. Echaudés par de nombreuses promesses non-tenue par le passé, ils ont "perdu confiance envers leur ministère de tutelle" explique Pierre-Michel Llorca. Et pour l'instant, Agnès Buzyn est loin d'avoir convaincu.
En juin 2018, elle avait proposé une feuille de route afin de "changer le regard sur la santé mentale et les personnes atteintes de troubles psychiques", notamment la formation des étudiants aux "premiers secours en santé mentale" pour permettre de mieux repérer les troubles, en particulier chez les jeunes adultes. Elle avait également promis de développer le métier d'infirmier de "pratique avancée" en psychiatrie, pour assurer le suivi de certaines pathologies, notamment dans les zones désertées par les médecins. Avant de revenir en arrière et d'annoncer que ce nouveau métier serait réservé aux patients atteints de diabète ou de pathologies cardio-vasculaires et que la psychiatrie viendrait dans un deuxième temps. Un rétropédalage qui n'est pas de nature à retisser le lien de confiance avec les professionnels.