mercredi 17 septembre 2025

LIVRE

 

Le Grand Détournement, de Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre

Le Grand Détournement, de Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre
Allary éditions, 2025, 224 p., 19,90 €

Le sous-titre du livre – Comment milliardaires et multinationales captent l’argent de l’État – donne le ton. Accueilli en fanfare par une bonne partie de la presse, ce livre, écrit par deux journalistes du Nouvel Obs, se lit aussi facilement qu’un roman, un roman dont l’intrigue ne présente aucune surprise : car on se demande bien qui, en 2025, ignore que « milliardaires et multinationales captent l’argent de l’État ».

Mais ne boudons pas notre plaisir : tous ceux qui ont besoin de se convaincre, et d’arguments pour convaincre les autres, trouveront dans ce petit pamphlet faits et chiffres à l’appui d’une thèse simple : le capital français est sous perfusion permanente d’argent public. Et le lecteur lira avec intérêt les innombrables voies par lesquelles les riches s’approprient l’argent collecté par l’État – ou emprunté par lui. Le livre compile des informations éparses, ce que l’État se refuse à faire, comme l’ont constaté les membres de la commission sénatoriale d’enquête sur les aides publiques aux entreprises ayant cherché à démêler les fils de cette énorme pelote des « aides » : aucun de leurs interlocuteurs n’a été capable de dresser la liste de ces subventions, exonérations, niches fiscales. Rien n’est caché… mais rien n’est regroupé pour ne surtout pas permettre de faire l’addition.

Les membres de la commission sénatoriale ont rendu leur rapport en juillet dernier. Ils ont dénombré pas moins de 2 200 dispositifs pour un total de 211 milliards par an. Les auteurs du livre totalisent quant à eux 270 milliards, mais il est vrai qu’ils incluent des aides de l’Union européenne. Et leur ouvrage est par ailleurs plus synthétique que les milliers de pages du rapport du Sénat…

Mais les auteurs ne se contentent pas de décrire, avec brio, les différents mécanismes du « détournement », ils ont une thèse qui entre en résonance avec ce qui occupe le débat actuel sur la dette publique. En effet, pour eux, la dette « abyssale » de la France est due davantage à un manque de recettes qu’à un trop-plein de dépenses : alors que les dépenses n’ont que peu varié en pourcentage du PIB entre 2017 et 2024 (de 57,7 % à 57,2 %), les recettes sont passées sur la même période de 54,3 % à 51,4 %. Autrement dit, le livre est un réquisitoire contre la politique dite « de l’offre » mise en œuvre par Macron. Une politique qui prétend que diminuer les prélèvements sur les entreprises et les riches favorisera l’investissement, créera des emplois et, par « ruissellement », bénéficiera à tout un chacun. Las ! Il n’y a jamais eu autant de pauvres en France – en 2023, il y avait 9,8 millions de personnes sous le seuil de pauvreté (calculé à 60 % du salaire médian, soit moins de 1 288 euros).

En réalité, les auteurs dénoncent avant tout la manière dont la politique de l’offre a été mise en œuvre en France : « La particularité de la politique de l’offre, telle qu’elle a été menée en France, est d’avoir transformé l’État en un guichet qui signe des chèques à l’aveugle. » Et ils pointent, là aussi avec de nombreux exemples, qu’aucun compte n’est demandé aux bénéficiaires d’exonérations ou de subventions.

Comme ils le rappellent, cette politique n’a pas commencé en 2017. Le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) date du gouvernement Ayrault sous Hollande en 2013. « Toutes les études démontreront […] que le CICE a créé ou sauvegardé un maximum de 100 000 emplois, pour un coût cumulé, entre 2014 et 2018, de 90 milliards d’euros », trouve-t-on dans le livre. Les auteurs ne poursuivent pas le calcul. Faisons-le pour eux : 90 milliards auraient permis de payer 750 000 salaires au Smic, toutes cotisations sociales incluses, pendant cette période de quatre ans. 750 000, pas 100 000 ! Où est donc passé l’argent qui n’a pas servi à créer des emplois ? Devinez ! Comme les auteurs le rappellent, le successeur de Ayrault comme Premier ministre de Hollande, Manuel Valls, déclarait devant un parterre de financiers à Londres : « Mon gouvernement est favorable aux entreprises. » Il est vrai que Macron était déjà aux manettes en tant que ministre de l’Économie de Valls.

Au fil des pages, le lecteur parcourt donc le labyrinthe des exonérations, subventions, cadeaux, est témoin de la morgue des milliardaires, de cette tranquille conviction qu’ils ont que tout leur est dû et que leur richesse est un produit naturel, le résultat d’une sorte de loi de la physique.

Les solutions ? Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre ne sont pas révolutionnaires, même pas anticapitalistes. S’ils récusent la politique de l’offre, c’est, on l’a vu, surtout la manière dont elle est menée qui les offusque. La dette ? « Entre la dette, la transition écologique, la défense et les retraites, l’État devra, d’ici à 2027, dégager au moins 100 milliards d’euros supplémentaires chaque année », écrivent-ils dans leur conclusion. Bien entendu, ils mettent en avant la taxe Zucman, à la mode à gauche ces temps-ci. Mais ils précisent : « L’ajustement budgétaire, pourtant, ne pourra reposer sur la seule taxation des riches. Face aux défis immenses du vieillissement de la population, de la transition énergétique, du renforcement des services publics, il faudra sans doute aussi accepter de travailler plus longtemps et de mieux cibler certaines dépenses, notamment dans le domaine de la santé. » Et, plus loin : « Tant que les classes moyennes auront le sentiment de porter seules le fardeau, tout effort réclamé, même fondé, sera vécu comme injuste. » En somme, nous ne serions pas contre fournir des efforts à condition que les riches en fassent aussi. Un discours que pourraient reprendre pas mal de « ministrables ».

Alors, si vous voulez comprendre en quoi le discours sur la dette est mensonger, comment un État comme la France rembourse ses dettes… par de nouveaux emprunts, vous ne trouverez rien. Pas plus que vous ne trouverez d’où viennent les milliards que l’État distribue si généreusement à ceux qui n’en ont pas besoin. Pour cela, lisez plutôt Révolutionnaires !

Mais ce livre n’est pas écrit par des révolutionnaires et il ne faut donc pas s’attendre à y trouver une politique pour les travailleurs. En revanche, les mécanismes par lesquels l’État agit en collecteur d’une partie de la richesse produite qu’il se charge de répartir au sein de la bourgeoisie – beaucoup aux très riches, un peu moins aux seulement riches – sont fort bien décrits. Une lecture utile, donc, pour qui veut non pas une autre répartition des richesses, mais la fin de ce droit exorbitant qu’ont les capitalistes de tout décider parce qu’ils possèdent, justement, le capital. Bref, une lecture utile pour qui veut en finir avec le capitalisme et les capitalistes.

Jean-Jacques Franquier