lundi 16 août 2021

LIBE

 LIBERATION du 11 août 2021.

 

 

Filière avicole : «Il y avait tous les piliers d’un cas de traite des êtres humains»
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Maillon méconnu de la filière avicole, le ramassage de volaille est un travail harassant, souvent effectué par des travailleurs étrangers, voire sans papiers. En Bretagne, plusieurs entreprises sont dans le viseur de l’inspection du travail, et l’une d’elles fait l’objet de poursuites pour «traite des êtres humains».


Dans un élevage avicole du Finistère. (Vincent Gouriou/Libération)
par Gurvan Kristanadjaja, Pauline Moullot et photos Vincent Gouriou

publié le 11 août 2021 à 20h33



Un soir de juillet, à 4 heures du matin, un minibus traverse discrètement le centre de la Bretagne, des Côtes-d’Armor au Morbihan. A son bord, sept salariés – quatre Roumains et trois Français –, tous ramasseurs de volailles. Le chantier a lieu chez Marc (1), un agriculteur de 37 ans. Là-bas, plusieurs camions attendent d’être chargés de poulets, avant de prendre la direction de l’abattoir. L’équipe va s’attaquer cette nuit à un des poulaillers de Marc, rempli de 19 000 coqs. Ils seront transformés en nuggets et burger de McDonald’s.

Le hangar de l’exploitation s’ouvre et laisse entrevoir une nuée d’animaux blancs couchés les uns à côté des autres, parfois entassés. Ils sont en plein sommeil. L’exploitant donne le coup d’envoi de l’opération au volant de son tracteur chargé de caisses vides. Il s’approche à toute berzingue. En cadence, l‘équipe de sept ramasseurs se met au travail : ils entassent les volailles dans de grandes caisses à tiroirs. «Deux», «trois», «cinq» : ils crient le nombre de poulets qu’ils tiennent en main en les lançant dans les coffres. Tous les volatiles ou presque sont attrapés par les pattes, puis déplacés la tête en bas. Certains se débattent, tentent de battre des ailes, et lancent des piaillements frénétiques. D’autres sont déjà morts et lancés inertes sur le côté du poulailler.



Les volatiles sont at­trapés par les pattes, puis déplacés la tête en bas. Certains se débattent, tentent de battre des ailes. (Vincent Gouriou/Libération)

Dans un élevage de volailles du Finistère. (Vincent Gouriou/Libération)
L’odeur de fiente, âcre, et la poussière prennent à la gorge. La cadence est infernale. Le tracteur a à peine le temps de faire l’aller-retour pour aller chercher une caisse vide dans le camion, que les huit tiroirs de la première contenant 22 volailles chacun sont remplis. En moins d’une demi-heure, un premier camion est chargé. Il en reste quatre pour vider l’intégralité du bâtiment. Le soleil se lève peu à peu. Les travailleurs sont en nage. Ils ont mal au dos, aux bras, partout. La plupart n’a pas de protection, sauf Kevin (1), qui a coupé des chaussettes de foot pour les glisser sur ses avant-bras et se protéger des griffures. «C’est le travail le plus dur qui existe», assène Nicolas (1) sans hésiter, un éleveur du coin venu donner un coup de main à son voisin.


Le ramassage constaté chez Marc cette nuit-là n’est pas pire qu’un autre. Pas mieux non plus. Il témoigne simplement de la difficile réalité de la filière. Selon les personnes contactées, ces conditions d’enlevage concernent toutes les volailles que l’on consomme, y compris celles élevées en bio et plein air. Exception faite des chantiers réalisés à la machine – une option moins répandue car elle n’est pas adaptée à tous les élevages. Un paradoxe quand on sait que les industriels dépensent beaucoup d’argent pour faire la pub de poulets bien dans leurs pattes mais qui finissent jetés la tête à l’envers.

«Dernier maillon d’une chaîne malade»
Derrière la problématique animale, on découvre celle des conditions de travail, jugées parmi les plus «difficiles du monde agricole», selon une source officielle qui souhaite rester anonyme. Un entrepreneur historique du secteur, qui se dit proche du dépôt de bilan, décrit le métier de la manière suivante : «On travaille sur de la merde, donc on est traités comme des merdes.» «Le ramassage, c’est le dernier maillon d’une chaîne qui est malade», abonde une autre source officielle.


Le mal est tel que les patrons de ces entreprises, pris en étau au sein d’un système de sous-traitance multicouches, se disent aujourd’hui au bord de la rupture. Ils affirment ne plus trouver de salariés français pour effectuer ce boulot. «Avant, on avait des papis français qui venaient parfois juste en complément», précise Nicolas, pour qui le ramassage permet aussi de toucher un revenu supplémentaire, après que la grippe aviaire a mis un coup à ses finances et à son exploitation de canards. Mais aujourd’hui, ces chantiers aux horaires irréguliers sont à la fois incompatibles avec une vie de famille et insuffisants pour donner lieu à un CDI à temps plein. De l’avis de plusieurs entrepreneurs de la filière, il leur est impossible de proposer à leurs salariés des contrats qui respectent pleinement la loi, notamment car ils ne peuvent pas les prévenir de leur emploi du temps au moins une semaine à l’avance, comme le veut la réglementation.


«On était si fatigués qu’on pouvait s’endormir en ramassant les poules», raconte Oumar (à droite). (Vincent Gouriou/Libération)
«On a les plannings au dernier moment, parfois le jour pour le lendemain. 100 % de mes salariés peuvent me poursuivre aux prud’hommes et ils sont sûrs de gagner», raconte un autre chef d’entreprise anonyme. Ce sont les abattoirs qui fixent les dates et horaires des enlèvements de volaille, le reste de la chaîne n’a aucun regard sur le timing : il arrive ainsi qu’en quelques jours, un éleveur ait la tâche de trouver une équipe disponible pour ramasser ses poulets en urgence. La pression se répercute alors sur le sous-traitant qui est obligé de se débrouiller pour faire couvrir plusieurs exploitations par une seule équipe ou se faire prêter de la main-d’œuvre par un confrère. Certains finissent alors par faire «n’importe quoi», juge un entrepreneur des Côtes-d’Armor. Jusqu’à exploiter des travailleurs sans papiers dans des conditions proches de l’esclavage moderne.


En arrivant dans le Finistère, Edouard (1), un Ivoirien de 41 ans, a d’abord cru en sa bonne étoile. Début 2019, ce travailleur sans papiers arrivé il y a peu en France vit en région parisienne et enchaîne les petits boulots, des ménages payés au noir. Quand une connaissance lui suggère de le rejoindre à Landivisiau car son patron a besoin de main-d’œuvre au plus vite, Edouard ne connaît rien de ce coin du pays, mais le deal paraît honnête : s’il signe un contrat de travail pour devenir ramasseur de volailles, son futur employeur s’engage à l’aider dans sa procédure de régularisation. Il lui propose aussi un hébergement dans une chambre partagée avec un autre salarié au sein de l’entreprise, en échange d’un loyer prélevé directement sur son salaire. Une opportunité comme on en reçoit peu quand on est en situation illégale sur le territoire. Edouard décide de faire confiance, boucle sa valise et débarque un soir de mars 2019 à la gare de Morlaix, dans le nord de la Bretagne, région qui produit un poulet français sur trois.

«Tu te bouges le cul et tu arrêtes de m’emmerder»
Immédiatement, il se met à travailler pour une société nommée Prestavic. La première semaine est «très pénible», selon l’Ivoirien. «Ramasser la volaille, c’est un métier difficile, je m’en suis vite rendu compte. Pour mon premier jour de travail, j’ai commencé ma journée à 18 heures et j’ai terminé à 11 heures le lendemain parce qu’on devait enchaîner les chantiers», se souvient l’ancien salarié, le regard calme. «En plus, on ne nous payait que les heures passées à ramasser, 10-15 euros de l’heure et pas le temps d’attente. Sauf qu’il y a des longues routes pour aller d’une exploitation à une autre, tout ça ce n’est pas compté dans nos salaires, on touchait entre 800 et 900 euros par mois», poursuit Edouard.


Pour ce qui est de son hébergement, il n’est pas beaucoup mieux loti. «C’était sale. Quand on prenait une douche, l’eau passait par le plafond et atterrissait à l’étage en dessous. C’était très humide, il y avait des moisissures partout, on avait du mal à respirer», raconte-t-il aujourd’hui avec dégoût. Peu après son arrivée, le patron devient agressif. «Chaque matin, j’ai des besoins naturels… Mais il nous interdisait d’aller aux toilettes pendant nos heures de travail. Quand je protestais, il me disait : “Tu te bouges le cul et tu arrêtes de m’emmerder.” C’était vraiment choquant.»


Les conditions de travail des ramasseurs sont parmi les plus «difficiles du monde agricole». (Vincent Gouriou/Libération)
Edouard comprend qu’il est pris au piège : s’il veut obtenir la régularisation promise par l’employeur, il n’a qu’à accepter ses conditions et se taire. «[Le patron] nous disait aussi : “Moi, je suis français donc si ça merde c’est vous qui allez rentrer en Côte-d’Ivoire.”» Pour une source officielle, «c’est un aspect important que l’on a constaté au cours des investigations : cette emprise au sein de l’entreprise. Un salarié lambda peut dire non, un sans-papiers va se dire qu’il n’a pas le choix».


Sauf qu’un jour, certains des collègues d’Edouard vont à la préfecture prendre des renseignements concernant les procédures de régularisation censées être en cours. Ils découvrent que leur patron n’a pas tenu sa promesse : il n’a jamais déposé d’autorisation de travail auprès des services de l’Etat, obligatoire pour embaucher des sans-papiers.

C’est ce qui a motivé Jason (1), un collègue ivoirien d’Edouard, à se rendre à l’union locale de la CGT de Morlaix en avril 2019. Face à l’ampleur du dossier, le syndicat prévient les services de l’inspection du travail, qui mènent un contrôle le 6 juillet 2020, au cours duquel il apparaît que 17 des 23 salariés de la firme sont en situation irrégulière. «L’inspection du travail s’est rendu compte qu’il y avait tous les piliers d’un cas de traite des êtres humains. Il y avait le recrutement organisé de sans-papiers, orchestré par une femme ivoirienne, et ciblé. Des promesses de régularisation. Des hébergements très vétustes avec le sol qui s’écroulait à cause de l’humidité. Des conditions de travail hyper difficiles. C’est vraiment un cas d’école», assure la source proche du dossier.


Edito
Filière avicole : des pratiques indignes et une responsabilité à tous les échelons
Editorial
11 août 2021
Dans la foulée, la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) fait un signalement au parquet de Brest pour cette infraction et l’enquête est menée conjointement avec la police aux frontières de Rennes. Une perquisition a lieu le 22 septembre 2020. Le dossier est «exceptionnel» par son envergure : en Bretagne, c’est la première fois qu’un employeur est poursuivi pour le motif de «traite des êtres humains». Prestavic a été placée en liquidation judiciaire le 15 décembre 2020. Sollicité par Libération, son patron n’a pour le moment pas donné suite. L’enquête, désormais entre les mains du parquet de Brest, est toujours en cours.

«Les Français ne veulent plus de ce travail»
A quelques kilomètres de là, dans le huis clos d’un chantier de ramassage de volailles, l’affaire, relayée par la presse régionale fin 2020, fait débat parmi les salariés d’Aviland, une société concurrente fondée par un ancien de Prestavic. La plupart sont eux aussi des sans-papiers, dont certains ont fui cette entreprise, attirés par la promesse de meilleures conditions de travail. Pourtant, rien n’a changé malgré ce transfert : leur nouveau patron utilise les mêmes pratiques, excepté l’hébergement insalubre sur place. Pas de régularisation en vue et les heures de déplacement restent non payées. «On commençait à 7 heures, on finissait à 18 heures. Puis, le patron nous demandait de recommencer à 20 heures pour toute la nuit. On dormait dans le froid entre deux ramassages, sans chauffage. On était si fatigués qu’on pouvait s’endormir en ramassant les poules. Mais nous n’avions pas le droit de nous plaindre au risque de prendre ce que le patron appelait “une punition” : il ne nous donnait pas de travail pendant trois, quatre ou cinq jours. Il savait qu’on était sans papiers et qu’on ne pourrait pas vivre longtemps sans argent», relate Oumar (1), un ancien salarié ivoirien arrivé en France en septembre 2017.


Le tout teinté de racisme, selon l’exilé : «Il y avait parmi nous des Burkinabés, des Sénégalais, des Ivoiriens. Il connaissait nos prénoms mais nous appelait “les Africains”…» poursuit-il. Dans le groupe, une partie des travailleurs pense qu’il faut prendre le même chemin que leurs homologues de Prestavic. Ce qu’ils finissent par faire en décembre 2020 : là encore, la CGT alerte l’inspection du travail, qui réalise un contrôle. «C’est à ce moment seulement que l’on a découvert nos droits», se souvient Jordan (1) un autre employé.

Interrogé, le patron d’Aviland, Daniel Rolland, reconnaît avoir embauché des sans-papiers depuis «fin 2018» : «On a eu une accumulation de travail et une difficulté à recruter. Mais on n’était pas au courant des démarches à réaliser pour faire travailler des personnes en situation irrégulière», se justifie-t-il auprès de Libération. L’inspection du travail a estimé cette fois que tous les critères n’étaient pas réunis pour réaliser un signalement pour l’infraction de traite des êtres humains auprès du parquet, notamment car les salariés n’étaient pas hébergés sur place. L’entreprise a finalement été placée en liquidation judiciaire le 18 mai, 25 dossiers déposés aux prud’hommes, et tous les sans-papiers, dont Oumar, ont au moins obtenu un titre de séjour provisoire. En Bretagne, les suspicions ne tarissent pas depuis ces enquêtes : au moins deux autres entreprises seraient dans le viseur de l’inspection du travail.



Un couple de travailleurs dans un élevage avicole. (Vincent Gouriou/Libération)
L’éclosion de ces affaires a poussé certaines entreprises à revoir leurs pratiques. En parallèle, une alternative légale à l’emploi de travailleurs sans papiers s’est démocratisée en Bretagne ces dernières années. Les acteurs du secteur ont vu débarquer des salariés roumains dans la région : des travailleurs prêts à occuper toutes les nuits ces métiers pénibles contre une rémunération bien supérieure à celle qu’ils auraient pu espérer au pays. Ce sont eux qui occupent désormais la plupart des chantiers. Ils le répètent aussi : «De toute façon, les Français ne veulent plus de ce travail.»

A Loudéac, petite commune rurale des Côtes-d’Armor de 9 500 habitants, cet afflux soudain de travailleurs de l’Est est bien perceptible. Ils invoquent cette «foutue époque qui change», les Français devenus «trop fainéants», et les «gens de l’Est» contents de les remplacer. «Ils ne rechignent pas à la tâche, eux, au moins», glisse un chef d’entreprise du coin. Les riverains racontent qu’il y a dix ans encore, il était rare d’entendre les accents d’une langue étrangère dans les rues de la ville. Une courte balade suffit à comprendre ce qu’ils évoquent : sur l’heure de midi entre la boulangerie et la poissonnerie, on entend autant parler roumain que français. Une petite épicerie aux couleurs bleu-jaune-rouge a vu le jour, c’est le point de rassemblement des expatriés en mal du pays. Tous ou presque sont arrivés ici par le ramassage de volailles et y sont restés depuis – entre 1 000 et 2 000 personnes résideraient dans le coin, selon les estimations d’une association locale d’amitié franco-roumaine. Ils le disent sans crainte : ils n’ont piqué le boulot de personne et sont en règle. Le salarié derrière la caisse, un costaud de 29 ans, a lui-même été ramasseur dès son emménagement dans les Côtes-d’Armor. Depuis la Roumanie, il avait entendu parler du bon plan par son oncle, puis l’a refilé à ses frères et amis pour la plupart originaires de Botosani, dans le nord du pays. Un premier emploi qui ne nécessite ni qualification, ni permis de conduire, ni de maîtriser le français.


A quelques kilomètres de là, derrière son bureau tout neuf, Elena (1), une patronne roumaine, confirme que le bouche à oreille a fait déménager nombre de ses connaissances. Cette jeune cheffe d’entreprise a créé sa société de ramassage il y a un an en France, après s’être elle-même expatriée pour être salariée dans le secteur. Depuis les polémiques qui ont secoué la filière, elle a voulu s’assurer de «faire les choses bien». L’entrepreneuse est en contact régulier avec l’inspection du travail. Chez elle, pas de sans-papiers, assure-t-elle, mais beaucoup de Roumains qu’elle a fait venir du pays «par [ses] contacts». «Chacun a commencé à ramener de la famille, puis des amis. Je n’ai même pas besoin de mettre d’annonce», s’amuse cette brune aux yeux ronds. Elena leur propose même une solution «clé en main» : elle loue une maison qu’elle sous-loue ensuite à ses nouveaux venus. Elle les aide aussi à créer un compte en banque et dans les démarches administratives.

Chartes et guides en tous genres
Eleveurs, patrons et salariés de ces petites entreprises s’interrogent : les industriels et distributeurs qui vendent les poulets ont-ils conscience des conditions dans lesquels ils sont ramassés ? En remontant la filière, très peu d’acteurs sont prêts à prendre leurs responsabilités. «Ils considèrent que le ramassage, ce n’est pas leur problème mais que c’est entre l’éleveur et le ramasseur. Sauf que le véritable donneur d’ordre, c’est l’industriel. Le lien de subordination ne fait aucun doute», dénonce un professionnel du secteur, appuyé par des sources proches du dossier. Pour attester de leur bonne volonté, les industriels invoquent des chartes ou guides en tous genres élaborés en interne comme autant de labels censés les prémunir des dérives – mais bien inefficaces en réalité. Le numéro 1 français côté industriels, LDC (le Gaulois, Loué, Marie, Maître coq…), rappelle par exemple que leurs éleveurs «ont signé une charte dans laquelle ils s’engagent sur des pratiques de bien-être animal à toutes les étapes de l’élevage jusqu’au ramassage». Mais rien sur les conditions de travail des salariés.


L’éclosion de ces affaires a poussé certaines entreprises à revoir leurs pratiques.  (Vincent Gouriou/Libération)
Idem du côté du groupe coopératif Terrena – dont la filiale Galliance (deuxième acteur de la volaille en France) produit notamment les marques Père Dodu et Paysan breton – qui invoque ce sacro-saint «guide des bonnes pratiques». Il assure que l’enlèvement manuel «reste minoritaire» et qu’il recommande à ses adhérents de faire appel à des entreprises mécanisées. Mais cela ne dépasse pas la recommandation, qui ne plaît pas forcément aux éleveurs, comme Marc et Nicolas, que nous avions rencontrés : «Les entreprises qui possèdent les machines ne veulent pas se déplacer pour de petits volumes. Si on faisait appel à elles, on serait obligés de jongler entre une équipe mécanique et une manuelle. Donc on préfère travailler toujours avec les mêmes, dont on sait qu’elles seront toujours disponibles.» Selon un professionnel, moins de 40 % des volailles bretonnes seraient ramassées par des machines.

Côté distributeurs, Monoprix fait aussi le coup de la charte : «Tous les fournisseurs s’engagent à respecter la “charte éthique fournisseurs” mise en place par l’enseigne», nous dit-on. La plupart des autres enseignes (Intermarché, Carrefour, Leclerc) n’ont pas donné suite aux sollicitations de Libération ou indiqué ne pas être «légitimes» pour y répondre. Au niveau des services de l’Etat, la Dreets de Bretagne a lancé une démarche au sein de la filière avicole pour mettre au point… une charte de bonnes pratiques sur le ramassage. «L’intérêt, c’est d’intégrer toute la chaîne de production», indique la directrice départementale en Côtes-d’Armor, Annie Guyader. Selon un éleveur breton, malgré tous ces textes, il est finalement «impossible pour les industriels d’être sûrs que ces entreprises respectent les conditions de travail et de vie des personnes qu’ils emploient, car on ne va pas demander les papiers des salariés du ramassage quand ils arrivent la nuit…» Il en est la preuve : lui-même a travaillé avec Prestavic pendant des mois sans savoir qu’ils employaient des sans-papiers.

Ces problématiques concernent aujourd’hui d’autres régions : en octobre, le patron de la société Prodige sera jugé à La Roche-sur-Yon (Vendée) pour aide au séjour des personnes en situation irrégulière et emploi d’étrangers sans titre de travail. Le 14 juin, le tribunal de Dax jugeait de son côté une entreprise de ramassage de volaille accusée de traite des êtres humains après la plainte d’un salarié marocain. Les trois prévenus ont été relaxés, mais le salarié va faire appel. La prise de conscience pourrait venir directement des déflagrations causées par les dossiers Prestavic et Aviland. «On a mis le pied dans une fourmilière», affirme une source impliquée dans l’enquête. «Il faut qu’il y ait une vraie réflexion de la filière sur ce travail. […] S’il y a condamnation, ça va envoyer un énorme signal à la filière et à tout le monde agricole : on peut pas faire n’importe quoi avec la main-d’œuvre, ce sont des êtres humains», assène une autre source proche du dossier.

(1) Le prénom a été modifié.

La filière en chiffres

—  Le marché de la volaille pèse lourd dans l’agriculture française, et bretonne en particulier. Avec 1,9 million de tonnes en 2019, la volaille représente la deuxième viande la plus consommée en France (derrière le porc). Un chiffre stable depuis plusieurs années. Les deux tiers des volailles produites en France sont des poulets. Pourtant, alors même que la production française de poulet est la troisième d’Europe, elle reste insuffisante pour répondre à la demande. En 2020 celle-ci ne couvrait que 84 % des besoins selon les chiffres du ministère de l’Agriculture. Un poulet français sur trois, et 41 % des œufs de consommation sont produits en Bretagne. Selon la chambre d’agriculture de Bretagne, en 2020, la filière avicole totalisait dans la région 17 800 emplois directs, soit 12 % de tous les emplois de la filière agricole.

Thierry Perennes