mercredi 4 juillet 2018

rennes

Trois manifestantes jugées pour avoir entravé la liberté de manifester du syndicat de police Alliance


Le 5 juillet prochain trois jeunes femmes comparaitront devant le tribunal de Rennes pour répondre des accusations de vol de bien appartenant à autrui et d’entrave aggravée concertée de l’exercice de la liberté d’expression, de réunion ou de manifestation. Dans les faits, la justice leur reproche d’avoir contesté la présence du syndicat de police Alliance (classé à droite et à l’extrême-droite) dans le cortège de la manifestation pour la défense du service public du 22 mai dernier à Rennes. Un drapeau du syndicat controversé aurait aussi été dérobé. Arrêtées le 30 mai dernier à 6h30 du matin par toute une armada de policiers, fusils mitrailleur et armes de poings à la main, elles ont passé 28 heures en garde à vue et sont depuis astreintes à un contrôle judiciaire stricte. Un rassemblement est annoncé au tribunal ce 5 juillet, en attendant, notre juriste s’est penchée sur cette affaire singulière qui mêle liberté syndicale, corporatisme policier et un usage foisonnant du Droit.
On se souvient, à Rennes, des épiques batailles pour pouvoir rejoindre le centre ville lors des manifestations contre la loi travail, des cortèges scindés à coups de grenades lacrymogènes alors même qu’il n’y avait pas – encore — de débordements, de l’hélico survolant la ville pour repérer les manifestants un peu trop enthousiastes et des murs en plexiglass barrant l’accès au centre historique. On se souvient également que certains policiers rennais n’avaient pas franchement apprécié la diffusion sur les réseaux sociaux, par un journaliste, d’une photo d’eux en intervention assortie d’un slogan nazi, au point de diligenter une enquête, laquelle débouchait sur des poursuites de la part d’un ministère public décidément prêt à soutenir sa police [1]. Il y eut aussi cet épisode du témoin venu confirmer, lors d’une audience devant le Tribunal correctionnel de Rennes, la version d’un manifestant poursuivi et qui contestait les violences policières qu’on cherchait à lui imputer. Témoin qui sera immédiatement menotter à la fin du procès et en pleine salle d’audience pour être conduit devant un juge d’instruction en vue d’une mise en examen pour faux témoignage, tout cela orchestré par le bon juge Léger, alors président de l’audience correctionnelle. Si cela n’avait probablement pas reçu l’écho médiatique dûment mérité, nous nous en souvenons également [2].
On se souvient encore de l’affaire dite « du pommeau de douche », qui permettait, dès juin 2017, d’apporter un éclairage sur cette si commode, pour la répression du mouvement social, infraction de participation à un groupement en vue de commettre des violences ou dégradations [3], dont on a pu constater le succès depuis, notamment avec l’affaire des 101 arrestations au lycée Arago. On se souvient enfin, à Rennes, de la manifestation de policiers devant les locaux dans lesquels l’IGPN procédait à l’audition de collègues mis en cause dans une affaire de violences policières sur des manifestants et plus précisément des blessures en lien avec l’usage d’un lanceur de balles de défense [4]. Il faut désormais compter sur la capacité des policiers rennais à se montrer des plus vigilants quant au respect du libre exercice du droit à manifester de leurs collègues du syndicat Alliance. En vérité, pour qui veut observer comment certains policiers entendent devenir les rois de la rue, Rennes est the place to be.
Lors de la manifestation pour la défense des services publics du 22 mai, des policiers défilant pour le syndicat Alliance police nationale ont été pris à partie dans le cortège avant de décider de quitter ladite manifestation ; leur drapeau syndical, récupéré à l’occasion, a été détruit par incendie, des images de ce geste ayant été diffusées d’ailleurs sur les réseaux sociaux.


L’incident aurait pu en rester là, mais le 30 mai, trois personnes étaient interpellées et placées en garde à vue au petit matin, des chefs de vol de bien appartenant à autrui (le drapeau, donc), violences sur personne dépositaire de l’autorité publique (une policière dira avoir reçu, de la part d’une personne qu’elle n’est pas capable d’identifier, un coup au bras alors qu’elle cherchait à récupérer le drapeau), outrages à personnes dépositaires de l’autorité publique (« tout le monde déteste la police » chanté en coeur par des personnes à visage découvert avançant en applaudissant, « Babacar on oublie pas [5] », outre quelques « cassez-vous » qui fusent, pour ce qu’on peut percevoir de la vidéo de la scène) et entrave concertée avec coups, violences, voies de faits ou dégradations à l’exercice de la liberté de manifester (les policiers ont reculé face à la scène et ont finalement décidé de plier boutique et quitter la manifestation).
Ce sont des policiers du commissariat de police de Rennes, directement saisis par la plainte de deux de leurs collègues rennais syndiqués à Alliance et présents lors de la manifestation, qui vont diligenter l’enquête. D’ailleurs, un avocat, réfléchissant sans doute à voix haute, s’en est étonné lors de la garde à vue, considérant probablement que les policiers rennais n’étaient peut-être pas les mieux placés pour enquêter sereinement sur des agissements pour lesquels les plaignants sont leurs voisins de bureau et collègues de machine à café, dépendant du même supérieur hiérarchique direct ; cette réflexion de bon sens nous vaut un procès-verbal d’anthologie : l’un des policiers enquêteur rapportera la remarque de l’avocat et écrira : « étonné par cette question, nous lui indiquons que nous étions des policiers impartiaux et professionnels et que nous ne travaillons pas dans l’émotion et que nous étions des policiers républicains ». Ah ouf, nous sommes rassurés. Et la suite nous montrera en effet ô combien nous avons affaire à des policiers impartiaux, professionnels et républicains…

Une enquête rondement menée : impartialité, professionnalisme, républicanisme…et coup de pouce du renseignement

Les deux policiers rennais entendus en début d’enquête décrivent une foule hostile et vociférante ; l’un d’eux est même parvenu à prendre quelques photos avec son téléphone mobile sur lesquelles on peut distinguer certaines personnes assez nettement, la totalité des manifestants étant du reste à visage découvert. Pour autant, en consultant les fichiers de police, aucun des deux ne parvient à identifier le moindre protagoniste.
Pourtant, une sorte de petit miracle leur permet d’identifier formellement les trois personnes interpellées comme faisant partie de ce groupe de manifestants et figurant sur les photos, la prise de possession du drapeau étant même imputée à l’un d’entre eux.
Mais alors, comment nos fins limiers s’y sont-ils pris ? Je dois dire que c’est assez laconique en procédure : « disons identifier avec l’aide de différents fichiers mis à notre disposition et des renseignements obtenus en nos services à l’identification des personnes désignées par la victime ». S’ensuivent les identités de nos trois interpellées, semblant correspondre à certaines personnes figurant sur les photographies.
Mais ensuite, tout s’arrête : aucun autre d’acte d’enquête pour tenter d’identifier d’autres participants, éventuels auteurs des faits dénoncés ou témoins, et même pas une quatrième personne décrite comme suffisamment virulente pour avoir arrosé avec le contenu de sa canette les victimes policières. Ces derniers entendront simplement deux de leurs collègues malouins ayant participé à la manifestation sous la bannière Alliance, dont l’un d’eux leur remettra une vidéo de la scène sur laquelle on peut voir que l’ensemble des manifestants se trouvaient à visage découvert, l’un d’eux arborant un drapeau NPA et donc probablement très facilement identifiable. On ne va pas entendre ou investiguer du côté du NPA, mais en revanche les policiers estiment normal de poser lors des gardes à vue des questions sur leur appartenance au-dit NPA ; la question d’une appartenance syndicale est également posée…
Pas d’investigations non plus du côté des autres manifestants policiers. D’ailleurs, ce n’est pas dans la procédure que l’on apprend qu’en dehors d’Alliance, d’autres policiers syndiqués à FO, participaient à la manifestation, se trouvaient à proximité, et n’ont du reste pas été pris à partie ; on l’apprend par le communiqué d’une autre organisation syndicale. De la même manière, les enquêteurs n’ont pas estimé utile d’investiguer sur le contexte de l’échauffourée et le fait que les policiers d’Alliance s’étaient positionnés dans le cortège en ignorant purement et simplement l’ordre de défilé arrêté par l’inter-syndicale à laquelle ils n’avaient pas participé, ni qu’ils avaient pu se montrer eux-mêmes quelque peu nerveux lorsque cela leur avait été fait remarquer. Voilà donc pour le professionnalisme.
S’agissant de l’impartialité, que penser du fait que nos chevronnés enquêteurs n’estiment pas utile de réentendre leurs collègues ayant déposé plainte alors même que l’une des personnes interpellées dit avoir reçu un coup au visage de la part d’un des policiers d’Alliance présent ce jour-là ? Pourquoi n’avoir pas consigné dans le procès verbal relatant les séquences de la vidéo qu’on y entend très distinctement l’un des policiers dire à l’un de ses collègues : « ne tape pas, ils sont trop nombreux » ?
Pour l’impartialité encore, mais aussi la philosophie, cette question d’un policier en garde à vue : « comprenez-vous que votre comportement lors de cette manifestation peut être considéré comme fasciste ? ».
Enfin, après avoir relevé que les personnes gardées à vue n’étaient pas fonctionnaires, cette question béate d’un policier : « ne pensez-vous pas que les policiers avaient plus le droit que vous de manifester ? ». Voilà qui témoigne sans doute d’une conception toute républicaine du droit de manifester…
Pourquoi avoir particulièrement ciblé ces 3 manifestants ? Par quel miracle ont-ils été identifiés avant même que les enquêteurs disposent d’images de l’altercation ? Probablement la magie du renseignement, comme semble en attester le fait que certaines interpellations ont eu lieu dans des habitations présentées comme le domicile de certains mais qui ne l’étaient en réalité pas…
Professionnalisme, impartialité, républicanisme chevillés au corps, mais pas trop de zèle quand même puisqu’en guise d’enquête, les policiers iront simplement chercher nos trois personnes identifiées par l’opération du saint esprit pour les placer en garde à vue. « Allez, c’est bon Gégé, on en a 3, en plus des qui sont dans la ligne de mire des collègues du renseignement ; ça nous suffit pour l’exemple et les dommages-intérêts des collègues ; affaire rondement menée Gégé ! ».
Certes, mais mon Gégé, il va falloir peut-être se poser quelques petites questions d’ordre juridique. Alors, notons que le Ministère Public, lui, s’est contenté de cette enquête pour poursuivre les gardées à vu, et n’y est du reste pas allé avec le dos de la cuillère : déferrement en sortie de garde à vue pour notifier la comparution devant le tribunal correctionnel, et présentation devant le Juge des libertés et de la détention pour placement sous contrôle judiciaire. Cette affaire là, Gégé, c’est du sérieux, pour le Ministère public. Devant le tribunal, pour autant, ça va sans doute discuter…

Entrave concertée ou simple trouble ?

Penchons nous maintenant sur les infractions pour lesquelles les 3 personnes sont finalement poursuivies :
1. Outrages à personne dépositaire de l’autorité publique dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions [6] :
Un policier, dont la qualité de policier est certes connue puisque affichée sur banderole, et qui manifeste, doit-il être considéré comme exerçant ses fonctions ? S’il est alors violenté ou outragé, doit-on considérer que c’est à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ? La Cour de cassation a déjà confirmé que la seule connaissance de la qualité de policier n’est pas suffisante dès lors que le policier se trouve hors service, et la qualification d’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique ne peut être retenue [7]. Nous rappellerons en outre qu’ici, seuls les policiers d’Alliance ont été pris à partie alors que d’autres policiers étaient présents dans le cortège des manifestants ; il s’agissait d’une part de contester la place qu’Alliance s’était arrogée dans le cortège, mais aussi certainement d’une prise à partie tenant aux positions particulièrement droitières d’Alliance [8].
2. Le vol du drapeau :
Le vol implique notamment que son auteur s’approprie la chose, c’est-à-dire qu’il soit manifeste au vu des faits qu’il entendait se comporter en véritable propriétaire de cette chose ; cela peut être la conserver précieusement, la vendre, l’utiliser de façon régulière en se comportant comme si on en est propriétaire, ou même la détruire [9] ; nous avons ici un arrachage de drapeau des mains d’un policier dans une manifestation, à visage découvert, geste qui ressemble à une sorte de défi un peu potache, en réponse peut-être à certaines confiscations arbitraires commises par des policiers lors de précédentes manifestations, et notamment à Rennes, d’une banderole syndicale. Mais quant à savoir si la personne qui s’est emparée de la magnifique bannière Alliance entendait en décorer son salon, la mettre aux enchères sur le bon coin, ou tout simplement la rendre après un court moment de gloire devant ses quelques camarades, il est difficile de se faire une idée puisque cette personne, aussitôt rattrapée, dit se prendre une bonne taloche de la part d’un des policiers, être quelque peu sonnée avant de se faire piquer le drapeau ; de fait, le drapeau finira brûlé par des bras vêtus différemment, la destruction du drapeau n’étant au final reprochée à aucune des personnes prévenues.
3. Entrave concertée à l’aide de coups, violences, voies de faits, destruction ou dégradation, au libre exercice de la liberté de manifester [10] :
Alors ça, c’est le gros morceau ! Peut-on légitimement se demander si les personnes mises en cause sont fascistes ?
J’ai recherché dans la presse et les décisions de justice en ligne des précédents concernant des poursuites de manifestants pour ce chef de délit commis à l’encontre d’autres manifestants… et je n’ai rien trouvé. J’ai bien trouvé une affaire récente, à Lille, où des manifestants ont été placés en garde à vue pour s’être opposés à … des policiers d’alliance, mais les chefs de garde à vue étaient semble-t-il menaces, outrages et vol [11]. Pourtant, lorsqu’on a l’habitude de manifester, on sait bien que des prises de bec entre manifestants sont légion ; on se souvient aussi de quelques personnalités politiques chahutées lors de manifestations ou rassemblements. Il faut donc croire que la liberté de manifester d’Alliance est plus cruciale que celle d’autres manifestants…
Je me suis penchée ensuite sur l’historique de cette infraction. Il est intéressant de noter qu’à l’origine, ce délit d’entrave à l’exercice d’une liberté ne protégeait que la liberté… du travail et de l’industrie. Créé en 1810, alors même que le droit de grève n’était pas encore reconnu, il s’agissait bien de criminaliser tout mouvement social de nature à entraver la production [12]. Puis le nouveau code pénal, entré en vigueur en 1994, a repris cette infraction dans son inspiration, en élargissant les libertés protégées aux libertés d’expression, d’association, et de manifestation.
En regardant la jurisprudence, on note également que beaucoup des affaires jugées concernent d’une part des litiges relatifs à la sphère du travail, et d’autre part des irruptions de personnes lors de spectacles et de conférences. La cour de cassation opère quant à elle une distinction entre la véritable entrave à la liberté, constitutive de l’infraction, et ce qu’elle nomme un « simple trouble dans l’exercice de la liberté », qui ne permet pas d’entrer en voie de condamnation. C’est ainsi que la Cour de cassation a considéré que constituait un simple trouble à l’activité professionnelle, et non une entrave au sens du code pénal, le fait d’investir à plusieurs des locaux professionnels, d’y demeurer la mâtinée afin d’obtenir un document, et d’empêcher les professionnels d’exercer librement leur activité [13]. La Cour de cassation a également considéré que changer les serrures d’un local associatif constituait un simple trouble à l’exercice de la liberté d’association et non une entrave [14] . Enfin, arriver masqué et protester bruyamment en distribuant des tracts contre la construction d’une mosquée au cours d’un conseil municipal constitue un simple trouble momentané, et non une entrave [15].
C’est dire que l’entrave, pour être caractérisée, doit revêtir une certaine durée et une certaine intensité. Nous avons ici un certain nombre de manifestants à visage découvert, avançant pendant quelques minutes en tapant dans leurs mains, en scandant quelques slogans en réaction à ce qui a été perçu par l’ensemble des autres manifestants comme une provocation des policiers d’Alliance, lesquels ont décidé de lever le camps. Et si la justice a su protéger la libre expression d’islamophobes, espérons qu’elle sera capable d’en faire de même pour celle de manifestants déterminés face à des policiers fascisants qui entendent bien, même lorsqu’ils ne sont que de simples manifestants parmi d’autres, se comporter comme les rois de la rue.
L’audience aura lieu le 5 juillet devant le tribunal correctionnel de Rennes, à 16 heures ; un rassemblement est prévu devant le palais à 15 heures. Une cagnotte de soutien aux personnes prévenues est organisée. https://www.cotizup.com/pour-elles
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