Les sept saints d’est en ouest: Samson-Dol (nom biblique), Saint
Malo (ou Maclou), Brieuc-Saint Brieuc, Paternus-Vannes (gallo-romain),
Corentin-Quimper (gallo romain), Tudual-Tréguier et Paul-Saint Pol. Il
manque Rennes et Nantes.
Bretagne : ces saints que l’on ne saurait voir
Dans les Côtes-d’Armor, le village
de Carnoët accueille des statues géantes représentant les saints bretons
qui devrait en compter un millier à terme. Si la région soutient le
projet, le critique d’art Jean-Marc Huitorel, y voit une subtile
escroquerie qui confond art et idéologie, tourisme et culture.
Au printemps 2018, en Bretagne, on annonce le débarquement à Paimpol
de la statue de Saint Piran, patron de la Cornouaille britannique. Pour
cette raison sculptée outre manche, et après quelques haltes dignes des
saintes reliques, elle achèvera son périple parmi ses semblables sur le
site dit de la Vallée des saints, à Carnoët, petite commune des
Côtes-d’Armor, en lisière du Finistère.
Ce sera la centième sculpture réalisée à ce jour. Conçu il y a une
dizaine d’années par Philippe Abjean, ancien prof de philosophie, le
projet consiste à réunir sur la colline Saint-Gildas (drôle de vallée…),
à une échéance non précisée (l’éternité étant le plus fréquemment
évoquée…), le millier de saints que compterait le panthéon breton,
diversement reconnu par l’église de Rome. Philippe Abjean est un fervent
catholique, proche des missions africaines, à qui l’on doit la
restauration du Tro Breiz (comme à Pierre de Coubertin celle des Jeux
olympiques), antique pèlerinage qui reliait les sept évêchés de
Bretagne. Des chiffres récents placent
la Vallée des saints sur le podium des destina-tions touristiques les
plus fréquentées des Côtes-d’Armor.
Objectif visé : 500 000 voire un million de visiteurs par an.
L’esprit d’entreprise de Philippe Abjean ne s’arrête pas là puisqu’il
projette d’installer une Cité de la paix, reconstitution d’habi-tats
traditionnels des cinq continents, en lien avec les milieux
missionnaires, dans le nord du Morbihan. La presse régionale, comme
hypnotisée, se pâme d’admiration devant la Vallée des saints que l’on
n’hésite pas à qualifier d’«île de Pâques bretonne». Le monde économique, comme la classe politique, n’est pas en reste. Bref, une impressionnante unanimité réflexe face à quoi les rares voix discor-dantes semblent de peu de poids.
Nul doute que ce projet, si sa montée en puissance se confirme, va
bouleverser, mais dans quel sens ? le paysage physique, social et
économique d’un Centre Bretagne en déclin et qui, de ce fait, accueille
avec reconnaissance toute idée susceptible d’y créer activité et donc
emploi. Quoi de plus légitime ?
Sur la page d’accueil du site internet de l’association on lit: «Un projet fou pour l’éternité», dont l’objet est «la
sauvegarde, la découverte et la promotion de la culture populaire
bretonne liée aux saints bretons sous la forme de création artistique».
L’accès au lieu est libre et gratuit, sa rentabilité s’évaluera à
l’aune des activités et des produits dérivés. S’agissant de la
production (aménagements de l’accueil et des abords, financement des
statues, etc.), un maître mot : mécénat. Une fondation est également
créée et les pouvoirs publics, le Conseil régional par exemple,
soutiennent financièrement l’entreprise. Chaque sculpture s’estime à environ 15 000 €.
Mais si on utilise les dispositions de la loi mécénat, c’est deux
fois moins cher, ce qui fait que, par ricochet, ce sont tous les
contribuables qui payent. On peut participer aux commandes, modestement
ou très largement, selon sa volonté et ses moyens. Plus de deux mille
personnes privées se sont engagées et le fleuron de l’industrie, du
commerce et de la banque en Breta-gne ainsi que le lobby du granit,
soutiennent matériellement une idée aux prémisses et aux implications
qu’il convient de décrire. On sait le commentaire par lequel Althusser
approfondit l’articulation que Marx posa entre «base économique» et
«superstructure idéologique».
La Vallée des saints illustre parfaitement le stade suivant, marqué
par l’intime imbrication de l’idéologie et de l’économie sous la
bannière, si l’on peut dire, d’un néolibéralisme à la sauce bretonne qui
cache habilement sa véritable nature (c’est bien la caractéristique de
l’idéologie même, et du néolibéralisme en l’occurrence, que de se
dissimuler sous les habits du pragma-tisme, de l’expertise et de
l’évidence).
Le substrat conceptuel et stratégique de la Vallée des saints émane peu ou prou d’un think tank
connu sous le nom d’«Institut de Locarn», une localité voisine de
Carnoët, et dont l’idée fondatrice est que le développement économique
revêt intrinsèquement la forme de la guerre, et que dans cet agôn,
il est bon et efficace de s’armer de symboles culturels. Fi donc des
distinctions byzantines entre hardware et software. Appliquée à la
Bretagne, riche de traditions fort prisées (sa musique, ses danses et
ses costumes, ses produits locaux), cette stratégie de fusion de
l’économique et du culturel pourrait bien être payante et faire d’une
région périphéri-que l’un des nouveaux «tigres celtiques», comme on
parlait il n’y a pas si longtemps des «tigres asiatiques», et dont
l’Irlande est le symbole.
Il n’est point besoin par ailleurs d’une grande perspicacité pour se
convaincre de la teneur éminemment catholique et plus largement
chrétienne d’une entreprise qui s’inscrit dans ce vaste mouvement
d’affirmation des racines chrétiennes de l’Europe dont on sait et les
porteurs et les objectifs : culte des héros, des morts et… des saints,
reconstruction d’un passé mythifié, renouveau spirituel, revendication
identitaire face aux dangers du multiculturalisme amplifiés par les
récents phénomènes migratoires. Vieille antienne. Articulé à l’antique
irrédentisme breton, tout cela se plaît à flatter le sentiment
d’appartenance, sinon le nationalisme. Et quid de la proposition «artistique» ?
Une centaine de statues, mesurant entre trois et six mètres de
hauteur, est pour l’heure érigée sur la colline, autour d’un tumulus
certes fouillé par les services archéologiques, mais fort menacé par
l’invasion massive de ces mastodontes et dont le voisinage pourrait
receler de nouvelles et intéressantes données. Ces mêmes services
archéologiques tirent la sonnette d’alarme quant à la préservation de la
zone et se réservent la possibilité d’investigations futures. Mais à la
Vallée des saints, on préfère la plasticité des mythes et des légendes à
la rigueur de l’histoire, les approximations de l’imaginaire aux
recherches scientifiques, hélas moins complaisantes. Les statues, on l’a dit, sont en granit, en granit breton, ce point est fondamental.
Confiées à une quinzaine de tailleurs de pierre répondant à un strict
cahier des charges, elles arborent des styles divers mais que réunit
une inclination prononcée pour le «pseudo» (plutôt que pour la copie) :
pseudo-médiévales, pseudo-exotiques, pseudo-modernes. Pseudo-médié-vales
en priorité. Comme au temps des cathédrales et de l’art chrétien, comme
avant, parce qu’avant, c’était mieux. Évidemment aucun lien avec une
quelconque histoire de l’art récent, avec la moindre contemporanéité.
L’art moderne, ici, n’a jamais existé ou bien par flash de kitsch surgis
de l’inconscient des burins ; alors vous pensez bien, l’art
contemporain… Non, juste un espoir de photogénie publicitaire (l’île de
Pâques, toujours).
Et les voilà fichées en terre (pas si solidement si l’on raisonne en
termes de sécurité, comme il commence à se dire ici et là), disposées à
la va-comme-je-te-pousse, faisant manifestement davantage confiance à un
futur effet de masse qu’à la qualité du rapport d’échelle, qu’à
l’archi-tecture paysagère, qu’à l’agencement au sol. Sur ce chapitre,
force nous est de constater qu’avant c’était mieux, vraiment mieux… Et
quand on apprend que parmi les nombreux projets à sortir des cartons se
trouve celui d’une école de sculpture monumentale («la première en Europe»), on en frémit.
Mais ce n’est pas de l’art qu’on vient chercher ici, comme le montre
clairement la teneur des visites guidées, ce sont des histoires à
entendre, des légendes comme les enfants les aiment. Et par-dessus tout
du spectacle, de l’effet spécial, un décor où le granit, paradoxalement,
devient carton-pâte. On assiste alors à l’élaboration d’un kitsch qu’on
pourrait appeler de seconde génération. Le premier kitsch, celui que
décrit Clement Greenberg, avait été produit par la société industrielle
et consistait en objets de série massivement répandus et consom-més,
souvenirs de vacances, produits dérivés… On le trouvait vulgaire et on
s’en délectait. On est comme ça. Il fait toujours florès. Le second, en revanche, avance masqué et son cheval de Troie se nomme «authenticité», «artisanat», «fait main».
Il puise ses formes et ses modèles dans la banque occulte d’un passé
merveilleux : si c’est en granit, c’est forcément authentique. C’est de
ce kitsch-là que relèvent les statues de la Vallée des saints. Umberto
Eco, dès 1985, dans la Guerre du faux, avait remarquablement
analysé cette propension contemporaine, américaine le plus souvent à son
époque, chinoise plus récemment, mondiale désormais, à se fabriquer une
histoire par l’élaboration d’objets symboliques reconstitués. Ici, en Bretagne, on atteint des sommets d’illusionnisme ripoliné
On parvient à produire des faux sur place avec les matériaux locaux !
Jeff Koons apprécierait ! Et si ce ne sont pas des copies, on dirait
bien pourtant qu’il s’agit là de répliques en granit dont les originaux
seraient en cire ou en plastique. Il en faut pour tous les goûts, nous
répète-t-on à l’envi. Certes, n’était ce sentiment diffus d’une subtile
escroquerie qui consiste, sous couvert d’un soi-disant art soi-disant
populaire, à nous faire prendre les vessies pour des lanternes,
l’idéologie pour l’art, l’économie touristique pour la culture, le tout
avec la bénédiction admira-tive des diverses représentations économiques
et politiques régionales dont on peut légitime-ment se demander ce
qu’elles soutiennent et défendent vraiment dans ce type d’initiative.
Jean-Marc Huitorel, critique d’art 4 août 2018
Commentaire NPA 29: Ces saints non reconnus étaient soit des militaires
romains, des chefs civils, des guerriers bretons, des religieux
fondateurs de paroisses et des ambassadeurs auprès des rois francs,
d’origine insulaire ou locale. Hommes (et femmes) politiques, ils
méritent d’être mieux connus, mais pas comme des charlatants « faiseurs
de miracles »!
LE TELEGRAMME
Carnoët. La Vallée des Saints vilipendée dans une tribune au vitriol
. (Le Télégramme / Claude Prigent)
C’est une voix discordante, aiguisée, discutable, qui
éreinte la Vallée des Saints, à Carnoët (22). Dans le journal
Libération, le critique d’art Jean-Marc Huitorel livre une tribune
vigoureuse qui a fait réagir, comme toujours, sur les réseaux sociaux.
En Bretagne, la Vallée des Saints, à Carnoët (22),
suscite une quasi-unanimité. Tant sur des sites d’avis en ligne comme
Tripadvisor , où les visiteurs multiplient les superlatifs :
« magique », « impressionnant », « mystique » auxquels se mêlent
quelques « bofs », que dans les médias locaux - Le Télégramme compris -
et nationaux où elle est décrite comme le « paradis des sculpteurs »
ou une « île de Pâques bretonne » . À lire sur le sujet Vallée
des Saints. Offrez-vous une visite interactive ! Les
réfractaires aux consensus estimeront salutaire la lecture d’une tribune
du critique d’art réputé Jean-Marc Huitorel, parue sur le site de Libé
, ce samedi. Un sommet d’esprit critique où une kyrielle de lignes ont
la ...
Comité NPA: Nous nous joignons aux voix discordantes sur le sujet: ce serait risible si ce lieu n'éatit en train de devenir une caricature de la Bretagne et de notre culture. A quand une vallée de révolutionnaires: Nathalie Le Mell, Charles Tillon, Marcel Cachin, Joséphine Pencallet....