Réflexion au cours de l'été.
Nous publions le texte ci après de notre ami Christian Mahieux, qui une fois de plus fait oeuvre salutaire.... Notamment sur la question récurrente de la réunification autour d'un syndicalisme de classe.
Les vertus de l’échec
Avec l’aimable autorisation des auteurs et de la revue Les utopiques
L’intérêt
des échecs est de pousser à en analyser les causes. Or depuis plus de
trente ans, nous sommes arc-bouté.es sur la défense des acquis ou de ce
que l’on appelle le « modèle social français » pour ne cesser d’aller de
reculs en reculs.
Si
nous ne voulons pas être conduit.es au renoncement peut-être faut-il
déconstruire ce qui est trop souvent présenté comme allant de soi pour
le mouvement ouvrier et ouvrir d’autres pistes inédites à explorer. Il
ne s’agit pas de la pierre philosophale mais d’exploration et de
tâtonnements. La normalité est notamment caractérisée par deux
dimensions proposées conjointement : des luttes qui dressent le bilan de
ce qui ne va pas et confient la réalisation des solutions à un autre
espace, déterminé de manière étanche : le politique et l’attente d’un
arbitrage de l’Etat. Outre l’aspect confiscatoire des partis vis-à-vis
du mouvement social, cela induit grandement le type d’alternatives
imaginées en mettant le corps social en extériorité vis-à-vis du
politique.
Social et politique sont dans un bateau… ou l’autonomie du mouvement ouvrier
La
culture militante dominante reste très marquée par cette répartition
des rôles : aux syndicats et aux associations la protestation et les
réclamations ; aux partis et aux élus les décisions politiques. Des
expressions sont d’ailleurs très éloquentes. On dit : « les luttes revendicatives doivent trouver un débouché politique ». Mais est-il dans la nature des choses que le syndicat ou l’association, comme dans une course de relai, passe le témoin aux politiques pour les décisions qui touchent à l’organisation de la vie en société ?
Dans
cette stratégie, l’objectif est de déléguer la prise du pouvoir d’Etat
aux partis pour que ces derniers « satisfassent les demandes des
intéressé.es » et « restituent, ensuite, le pouvoir au peuple ». On sait
ce qu’il en est. Cette conception délégataire des luttes induit un
rapport de subordination entre élu.es et citoyen.nes. Il verrouille de
fait l’accès de celles-ci et ceux-ci à l’exercice des décisions
politiques au profit des partis et des élu.es qui tendent à devenir des
professionnel.les de la politique. La transformation sociale est rendue
illusoire, dans la mesure où les intéressé.es ont un rôle marginal de
soutien à des acteurs et actrices spécialisé.es. Cette espèce de
division des taches empêche le syndicalisme d’être un syndicalisme de
transformation sociale. De ce point de vue un contresens de la lecture
de la charte d’Amiens est dommageablement partagé. Lorsque le congrès de
1906 insiste sur l’indépendance syndicale vis-à-vis des partis c’est
parce que la social-démocratie est engluée dans le parlementarisme et
c’est pour pouvoir mieux combattre « l’exploitation capitaliste » combat
explicitement cité. Notre conception de l’autonomie des mouvements est
aux antipodes de l’apolitisme, ils inscrivent le politique dans les
luttes sociales et sociétales.
Il est vrai que des acquis ont été obtenus avec la démarche évoquée plus haut.Mais cela s’est fait au prixd’un malentendu. Jusque dans le milieu des années 70 du siècle dernier, le capitalisme indexait ses profits sur le travail et pouvait faire certaines concessions au mouvement ouvrier sous la pression des luttes. Mais on en a tiré la conclusionque le capitalisme était aménageable et quele mouvement pouvait obtenir des acquis sans remettre en cause le système et sans envisager des choix de société alternatifs. En
fait, on peut se demander si la démarche délégataire et la démarche
d’aménagement du capitalisme ne sont pas les deux faces historiques
d’une même pièce.
La mutation du capitalisme rend
illusoires aujourd’hui les compromis du type programme du Conseil
national de la résistance (CNR). Associations, organisations syndicales
et mouvements politiques sont donc obligés de choisir entre
accompagnement et transformation. Il n’y a plus guère d’espace pour un
entre deux ; chacune à leur manière le Brésil, la Grèce ou la Finlande
nous en fournissent la démonstration. Rarement l’antagonisme entre
exploité.es et exploiteur.ses n’a été si irréductible. Toute réforme,
surtout structurelle comme la Sécurité sociale professionnelle, le
salaire à vie, la pérennité et la généralisation des coopératives, etc.,
implique d’empêcherle surproduit du travail de partir dans les
poches des actionnaires et des banques et de le rendre à la société sous
forme de services publics, d’investissements utiles, de protection
sociale, de réduction du temps de travail… Pour cela, il faut maîtriser
les flux financiers et la manière de produire. La question de pouvoir
faire est au cœur de tous les enjeux. Nous avons donc un anticapitalisme
à usage immédiat à concevoir. Les luttes sociales n’ont pas pour
enjeu seulement la réponse à des besoins urgents, Elles contribuent à
une certaine redéfinition du réel : La sécu, les congés maternité,
les congés payés apparaissent aujourd’hui comme normaux à tout le monde
quelle que soit sa couleur politique. Leur création a pourtant été une
plongée vers ce qui n’existait pas, le fruit de luttes sociales, des
acquis sociaux arrachés à un patronat pour qui « ce n’était pas
possible ».
Le mouvement ouvrier n’a pas toujours suivi une conception délégataire entraînant la dissociation du social et du politique.
Il a obtenu ses grandes victoires structurelles dans les moments où il
n’a pas délégué l’action politique aux partis, aux élu.es et au patronat
et qu’il leur a disputé en actes l’exercice du pouvoir.
Nous en avons un bel exemple avec la création de la Sécurité sociale et des services publics. Quand on parle du programme du CNR, on oublie la démarche qui l’a rendu possible.
Pendant la guerre, les « élites » sont discréditées et le mouvement
populaire se substitue aux institutions qui collaborent. De fait, le
peuple prend le pouvoir et imagine une autre société. Il vise la
destruction de l’appareil d’Etat en place et s’y substitue, Il prend
aussi la place de l’armée, il fournit un travail de portée législative.
Dans ce contexte, la CGT, et même la CFTC, quand elles contribuent à
l’élaboration du programme du CNR, ne se posent pas la question de
savoir si elles font du syndicalisme ou de la politique. A ce moment-
là, la « répartition des rôles » n’existe pas. Le syndicalisme,
l’associatif, les partis et mouvements sont autant de portes d’entrée
spécifiques pour contribuer à une construction politique à l’échelle de
la société. A ce titre, la Résistance n’est pas seulement la lutte
victorieuse contre l’occupant nazi, mais un grand moment d’exercice du
pouvoir et de transformation de la société par et pour le peuple
rassemblé. Et le « retour à la normale », auquel une grande partie du
mouvement ouvrier a d’ailleurs largement contribué à l’époque, sonne la
fin des avancées.
Cette
division des taches n’existait pas non plus lors de la Première
Internationale dans laquelle se retrouvaient côte à côte et à égalité,
des syndicalistes, des associatifs et des politiques… et même une
fanfare. Mais cette dimension« autogestionnaire » a été occultée par
l’Histoire officielle et cette « omission » contribue à nous maintenir
dans l’idée que les exploité.es ne peuvent que déléguer leur pouvoir aux
spécialistes de la politique. L’écrasement de la Commune a été confondu
avec un échec qui lui aurait été intrinsèque et son héritage abandonné.
Organiser notre classe sociale
Le syndicalisme est politique.
Il rassemble celles et ceux qui décident de s’organiser ensemble sur la
seule base de l’appartenance à la même classe sociale. Ensemble, ils et
elles agissent alors pour défendre leurs revendications immédiates et
travailler à une transformation radicale de la société. Les unes
dépendent de l’autre et participent de la préfiguration de ce que doit
devenir la société.
Depuis des dizaines d’années, un grand nombre d’associations jouent un rôle considérable dans le mouvement social. Quasiment toutes se sont construites parce que le syndicalisme a abandonné des champs de lutte ou les a ignoré et, de fait, elles font « du syndicalisme » tel que défini ici :
associations de chômeurs et chômeuses, pour le droit au logement, de
défense des sans-papiers, coordination de travailleurs et travailleuses
précaires, etc. D’autres interviennent sur des sujets qui sont
pleinement dans le champ syndical : elles sont féministes, antiracistes,
écologistes, antifascistes, antisexistes, etc. Se pose aussi la
question du lien avec les travailleurs et travailleuses de la terre. Il y
a aussi les mouvements anticolonialistes, revendiquant le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes, antimilitaristes, pacifistes, etc. Tout
cela concerne les intérêts et l’avenir de notre classe sociale et c’est
de ce point de vue qu’il faut les traiter.
Si
nous mettons en avant les mouvements sociaux, c’est parce que ce sont
eux qui organisent les luttes, l’action directe des travailleurs et des
travailleuses.
Parmi ces mouvements, le syndicalisme a une particularité essentielle :
comme dit précédemment, il rassemble sur la seule base de
l’appartenance à la même classe sociale. C’est fondamental. Un
syndicalisme de lutte bien sûr, mais aussi un syndicalisme qui ose des
ruptures avec l’existant pour mieux avancer. La question de l’unité,
voire de l’unification, est importante. Nous y revenons plus loin. Il
s’agit aussi de redéfinir les contours de l’organisation syndicale. La notion de « centrale syndicale et populaire » n’est pas sans attrait1.
Une
organisation « syndicale et populaire » qui rassemble tous ces secteurs
sur une base de classe et sans les caporaliser, doit être possible.
Il n’est évidemment pas question de fixer le cadre préalablement. Mais
il nous apparait urgent de s’orienter concrètement vers un projet de ce
type : parce qu’il nous parait répondre efficacement aux besoins de la
lutte des classes et parce que c’est un moyen de recréer de l’envie, de
l’engouement, de l’utopie. Dans la suite de ce texte, lorsque nous
parlons de « syndicalisme », de « mouvement syndical », etc., c’est à
une construction collective de ce type que nous faisons référence ; pas à
la vision restrictive correspondant à la réalité actuelle.
Est-ce
que cela veut dire que pour nous, le politique n’aurait pas sa
spécificité ? Bien au contraire, cela veut dire que toute action a
besoin, pour réussir, d’impliquer comment avoir la puissance d’imposer,
d’interroger si la capacité à « instituer » c’est-à-dire à faire loi
commune plutôt que de déléguer ce rôle à des spécialistes, auxquels, une
fois élus, il ne reste qu’à obéir. Cela veut dire qu’aucune démarche ne
doit s’automutiler. Démarche syndicale, associative, politique sont
autant de portes d’accès aux pouvoirs qu’impliquent la transformation de
la société.
Le projet autogestionnaire à faire revivre
L’autogestion,
le contrôle ouvrier, l’économie des travailleurs et travailleuses pour
les travailleurs et travailleuses, ne sont pas des thèmes neufs pour le
mouvement ouvrier français.
On en trouve trace dès l’origine puisqu’au sein de l’Association
Internationale des Travailleurs, et notamment de sa section française,
le « travail coopératif » est un sujet abordé dès 1866, avec des mises
en œuvre concrètes sous forme de coopératives2.
Si les termes que nous utilisons aujourd’hui n’étaient pas ceux
d’alors, le concept était, de fait, présent à travers les pratiques, les
débats et les orientations du syndicalisme révolutionnaire du début du
siècle passé. La « charte d’Amiens », adoptée lors du congrès de la
Confédération Général du Travail en 1906, n’est certes pas un texte
sacré mais elle est emblématique de ce type de syndicalisme. Dans le
cadre de la « double besogne » du syndicalisme, outre « l’œuvre revendicative quotidienne », celui-ci a aussi une autre tâche : « il prépare l’émancipation
intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ;
il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que
le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir
le groupement deproduction et de répartition, base de réorganisation sociale ».
Bien sur, il convient aujourd’hui d’intégrer des éléments, à commencer
par nombre d’expériences historiques, qui n’étaient pas connus, à
l’époque, par les rédacteurs de cette Charte. Mais il n’en reste pas
moins que « l’expropriation capitaliste » et le syndicat devenant « groupement de production et de répartition », renvoient très directement vers l’autogestion.
Organisons l’auto-organisation !
Faire
le choix de défendre et promouvoir l’auto-organisation des travailleurs
et des travailleuses n’élimine pas le rôle des organisations. Il le
transforme. Il ne s’agit plus de faire pour les travailleurs et
travailleuses mais de leur fournir les informations et les initiatives
qui favorise leur maitrise des luttes et du politique. Cela suppose
aussi d’intégrer que les intéressés ne sont pas des ignorants et
apportent aux mouvements et qu’ainsi la conduite des mouvements comme
celle de l’élaboration de solutions est largement partagée. En termes de
fonctionnement interne, cela renvoie à tous les aspects de la lutte contre la bureaucratisation (laquelle
prend des formes très diverses et ne concerne pas que les échelons
nationaux d’une organisation syndicale) : formation syndicale du maximum
de membres, informations syndicales complètes et régulières diffusées
aux travailleurs et travailleuses, processus de décision permettant aux
structures de base de s’approprier les débats, périodicité, heures et
lieux de réunions permettant une participation maximale des adhérents et
adhérentes, limitation dans le temps des dégagements complets de la
production (les permanents et permanentes), contrôle des mandats, etc.
Dans les luttes, cela passe par l’organisation d’assemblées générales décisionnaires, dans des périmètres qui permettent à chacun et chacune de s’exprimer et de décider ; ces A.G. « de base » pouvant bien entendu se coordonner à différents échelons, selon les circonstances.
Cela
entraîne de ne pas réduire la politique aux élections. Ou plus
exactement faire de ces dernières un moment d’investissement du champ
institutionnel par les actions. Dès lors, la vocation de tout type
d’organisations change. Si cela pose des questions au mouvement
syndical, cela en pose aux partis. Aujourd’hui, ils sont conçus pour
être tendus vers « la prise du pouvoir d’Etat ». concept fondé sur la
dépossession du « simple » citoyen au profit d’une élite spécialisée et
auto-proclamée. La démocratie, c’est-à-dire l’exercice complet du
pouvoir par tous les citoyens renvoie à ce que l’on désigne, faute de
mieux, l’autogestion.
« Unité », « unification », … plus que des slogans, une réalité à inventer et construire3 !
Le
processus d’unification/réunification du mouvement syndical ne se
décrètera pas au plan national pour être appliqué ensuite localement. A
l’inverse, ca ne fonctionnera pas sans coordination et impulsion
nationale. Mais de viser partout aux rassemblements les plus citoyens
possibles, c’est-à-dire les plus composites et menés sous l’égide des
participants ensemble ne peut que contribuer à modifier profondément les
termes dans lesquels l’unité syndicale se pose. Il est certain qu’une
telle démarche nécessiterait un aggiornamento stratégique dans un grand
nombre de structures syndicales du mouvement social et des structures
politiques. Il ne faut pas sous-estimer du coup ce qu’un tel projet
d’unification, mis en débat largement, créerait comme émulation parmi
des centaines, des milliers de collectifs militants. Et ce que cela
pourrait dire en termes de regain de combativité, d’inventivité dans la
lutte, d’imagination de nouvelles formes et moyens de contestation.
Du passé, avant de faire table rase, tirons les enseignements !
Le
débat sur le pouvoir, et en fait sur l’autogestion, a traversé le
mouvement ouvrier dans tous les pays et dans des périodes bien
différentes. On sait ce qu’il advint de la révolution russe de 1917 et
ce que furent les régimes autoritaires des pays dits « communistes ». Mais,
en Russie, de 1917 au début des années 20, la remise en cause du
pouvoir des conseils ouvriers (les soviets) a été contestée y
compris au sein du parti bolchevik au pouvoir. Paradoxalement, c’est en
1922 qu’est officiellement créée l’Union des Républiques Socialistes
Soviétiques, à un moment où le pouvoir qu’exerçaient directement les
travailleurs et les travailleuses dans les usines, à travers les
soviets, a été définitivement confisqué par le parti bolchévique, à
travers les institutions qui y sont inféodés (dont les syndicats). En
fait, le mouvement ouvrier du XXème siècle se constitue à partir du
traumatisme qui découle de l’écrasement de la Commune de Paris.
Contrairement à Marx, ce qui est retenu de la Commune n’est pas sa
créativité mais son échec. La question de la prise de l’Etat devient de
manière dominante le verrou de l’avenir. Les partis socialistes en
concluent l’impossibilité de toute posture subversive et sombrent dans
le parlementarisme. Les révolutionnaires se tournent vers la seule
révolution réussie : celle de 1789, – l’irruption populaire faisant
oublier le caractère de classe de la conception de la politique qui en
est issue. Point commun aux uns et aux autres : le système représentatif
incontournable, le Parti qui doit assurer la prise du pouvoir d’Etat.
Devant une adversité sanguinaire, la question démocratique cède le pas à
ce qui semble être l’efficacité.
Socialisation, autogestion : une autre voie possible
Les
questions que nous devons poser sont celles de la maitrise des leviers
de l’économie, de l’utilisation des fruits des richesses produites et de
l’organisation de la production (ce qui implique celles sur son
contenu, son utilité sociale, ses implications écologiques, etc.).
La nationalisation de tel ou tel secteur, où seule la forme juridique de la propriété change en devenant étatique, ne bouleverse pas la logique du système dans son ensemble. À
certains moments, elles ont pu permettre de sauvegarder les intérêts
des salariés-es ; mais à l’expérience, on mesure que l’éloignement de de
ces derniers de la maitrise des outils facilite les processus de
privatisation. Une véritable transformation sociale du système suppose
la socialisation de l’ensemble des moyens de production et d’échange
donc la remise en cause de la propriété privée, et de l’exercice du
pouvoir par les travailleurs-ses, au sein des entreprises mais aussi
plus largement pour « l’administration de la société ». Cela implique
également un cadre national de coordination des besoins sociaux énoncés,
des ressources allouées pour les satisfaire, en tenant compte des
impératifs écologiques. L’articulation de ces orientations, à l’échelle
nationale et internationale, avec les besoins locaux, ceux des
entreprises et des branches, pose la question de l’ensemble de la
« chaîne démocratique » pour assurer des choix cohérents au profit de la
collectivité globalement.
Au-delà
des mots différents (autogestion, collectivisation, socialisation,…),
ce que pose la notion d’autogestion c’est que les classes sociales qui
produisent la richesse collective4,
aujourd’hui sans pouvoir, peuvent gérer l’économie (donc les
entreprises, les services, etc.) et plus généralement la société. Ceci
suppose l’appropriation collective directe des outils de production et
des moyens d’échanges.
Mais
nous ne sommes plus dans les années 1970 où nous étions face à un
capitalisme encore largement patrimonial, familial, avec un pouvoir de
décision unique et identifié. L’internationalisation du capital, les
centres de pouvoir opaques et insaisissables, l’interdépendance
économique à l’échelle planétaire, la domination des multinationales sur
l’ensemble des filières, des PME (petites et moyennes entreprises), et
du marché des matières premières, impliquent de redéfinir le contenu des
réponses alternatives et les stratégies syndicales et politiques. La perspective de socialisation des secteurs clés de l’économie et autogérés par les salariés.es suppose d’anticiper la chaîne de conditions économiques de production et de la repenser au-delà des murs d’une seule entreprise. En
d’autres termes, l’autogestion n’est pas concevable en l’organisant
uniquement entreprise par entreprise, sans prendre en compte les
interactions entre de nombreuses entités tout au long de la production
d’un produit ou d’un service. Cela ne veut pas dire que des espaces
d’expériences autogestionnaires sont impossibles, comme les SCOP
(sociétés coopératives et participatives, la dénomination officielle
jusqu’en 2010 était « société coopérative ouvrière de production ») en
France ou plus abouties et plus nombreuses comme en Argentine (les
entreprises « récupérées »), mais dans tous les cas ce sont dans des
secteurs et des créneaux restreints. Ces expériences sont souvent issues
de conflits sociaux importants, notamment pour sauvegarder l’outil de
travail face à des multinationales qui décident de fermer une entreprise
car considérée comme « non-rentable » : c’est notamment le cas des
Fralib/SCOP TI (à Gemenos, Bouches-du-Rhône) où après une lutte de
1336 jours, l’entreprise a redémarré en 2015 en coopérative, avec un
autre fonctionnement (hiérarchie des salaires en particulier) mais aussi
une recherche d’une autre type de production (produits locaux, bio…).
Le mode d’organisation en SCOP permet des ruptures importantes avec le
schéma dominant dans l’économie capitaliste: sur la propriété, la
hiérarchie, la répartition des tâches, etc. Dans un autre registre, mais
avec la même aspiration, le développement des AMAP (Association pour le
maintien d’une agriculture paysanne) pose les questions des circuits
courts entre paysan.nes et consommateurs.trices, de l’inutilité des
grands groupes prédateurs de la distribution mais aussi la qualité de la
nourriture produite et du soutien à une agriculture non productiviste.
Mais la plasticité avec laquelle le système capitaliste est capable
d’absorber de telles expérimentations pose la question de la mise en
cohérence au niveau de toute la société.
Travailleurs.euses, usager.es, consommateurs.rices…
De
ce fait, un défi est posé au syndicalisme et à l’action politique :
celui de la conception du sujet social, acteur de cette perspective de
transformation sociale: ne sommes-nous pas arrivés au stade où les
forces sociales les plus diverses qui ne sont pas liées au capital se
retrouvent frappées par la même prédation ? Cela ne diminue en rien le
rôle des exploités, bien au contraire cela leur confère le fait que
c’est à eux de concevoir la société. La cohérence des choix économiques,
des finalités de production de biens communs, nécessite une vision
globale qui dépasse les intérêts d’une seule communauté de production ou
de service. Transformer l’ensemble des rapports sociaux suppose d’aller au-delà de la question de l’appropriation sociale des moyens de production et de développer une réflexion sur les sujets de la démocratie sociale, la citoyenneté et l’égalité pour sortir de la figure unique du producteur émancipé.
L’émancipation des travailleurs.ses sera l’œuvre des citoyen.nes eux-mêmes
La
transformation de la société, le centre de gravité du rassemblement à
construire ne sont plus d’abord dans les institutions, ni dans l’état
mais dans la recherche d’autonomie et de pouvoir par le mouvement
populaire lui-même. Dans cette construction, tous les acteurs du
mouvement social : syndicalistes, associatifs, politiques, sont amenés à
redéfinir leur positionnement par rapport aux citoyen.nes, aux
institutions et à la société ainsi que la nature des rapports des
différentes organisations entre elles : si ces derniers doivent devenir
les acteurs principaux de leur propre émancipation c’est vrai quels que
soient les parcours qui les y conduisent. Le syndicat et l’association
sont producteurs de politique au même titre que les partis. Mais ils le
font à partir de leur porte d’entrée spécifique. Le syndicalisme, le
politique, l’associatif, le culturel sont autant de chemins différents
qui convergent vers une même réalité : comment le mouvement populaire,
composite et rassemblé se transforme en lieu de pouvoir.
Cela suppose que la conception des luttes change : Elles peuvent, dans leur contenu et leur forme, montrer
que les citoyennes et les citoyens sont capables de gouverner les
entreprises et la société. Elles peuvent donc, tout à la fois,
s’attaquer plus directement aux outils d’exploitation et de domination
et porter l’imaginaire d’une autre société. Les
grandes victoires ont eu lieu lorsque le projet de société imaginé par
la classe ouvrière a réussi à devenir celui du peuple tout entier.
Au-delà,
la mondialité des enjeux, la globalisation du capitalisme pose la
question de savoir si de telles transformations sociales et politiques
qui impliquent la disparition du système capitaliste et de toute
exploitation peut subvenir dans un seul pays, sans au moins de fortes
convergences.
Où on reparle de l’hégémonie culturelle…
On
le voit, cela suppose de voir les rapports sociaux et de se voir
affranchit de l’influence idéologique du capital. Cela aborde, dans un
même mouvement, pratiques et pensées. Quand on est « demandeur
d’emploi », on se voit comme dépendant de « l’offreur » : le rapport
social de dépendance est établi comme allant de soi. Il y a une
bataille essentielle à mener, celle de l’hégémonie culturelle car nous
sommes défaits sur ce terrain depuis de nombreuses années ; peut être
faut-il prendre cela à bras le corps dans nos organisations et
reconstruire ; ce qui signifie faire une priorité de cela.
Lors
du mouvement de 2016 contre la loi Travail 1, des possibilités de
lancer une grève reconductible interprofessionnelle auraient pu exister
autour d’autres secteurs professionnels : raffineries, ports et docks,
routiers, … Mais, soit le moment de ces grèves ne correspondait pas à
une possibilité d’élargissement interprofessionnel, soit il n’y avait
aucune volonté d’élargir de la part de la majorité des animateurs et
animatrices de ces mouvements ; les deux explications pouvant par
ailleurs se cumuler. Mais d’autres questions se posent : y-a-il vraiment
besoin d’un secteur professionnel moteur ? Quel est la marge entre
cette demande de « locomotive » du mouvement et les grèves par
procuration dont on parle tant depuis 20 ans ? Qu’y a-t-il de commun à
un ouvrier métallurgiste, un enseignant et un « auto-entrepreneur » ? Ni
la revendication salariale, ni les conditions de travail, ni souvent
les revendications d’ordre culturelles…
C’est
dans le combat contre la prédation du capital et dans la quête d’une
société fondée sur la reconnaissance du rôle de chacun qu’ils peuvent se
rencontrer.
S’appuyer sur l’expérience collective, être disponibles à l’inattendu
Ne
plus se concevoir comme un simple contre-pouvoir, mais se poser comme
une force porteuse d’un projet de société face au capitalisme est une
des conditions pour inverser le rapport de forces et rendre à nouveau
possible l’avènement d’un autre monde. L’internationalisme est partie
intégrante de ce processus. Si personne ne peut prétendre avoir un
modèle clé en main d’un processus de transformation sociale, ni des
formes achevées d’une organisation sociale autogestionnaire, commencer à
se poser quelques questions fondamentales c’est tenter d’y répondre. Et
surtout, l’histoire nous enseigne que les mouvements sociaux produisent eux-mêmes les outils nouveaux dela transformation sociale. Être
attentifs aux nouvelles formes d’organisation collectives et
disponibles à l’inattendu, c’est être fidèle au combat de l’émancipation
sociale.
Christian Mahieux, Le nouveau populisme américain.
Les utopiques. Cahier de réflexions
N° 8 – été 2008
Antiracisme et question sociale
Union syndicales Solidaires
Editions Syllepse
https://www.syllepse.net/antiracisme-et-question-sociale-_r_37_i_745.html
Paris 2018, 192 pages, 8 euros