
Il y a quelques jours, une caravane est partie depuis Tunis, rassemblant plus d’un millier d’activistes de Tunisie et Algérie. D’autres sont arrivés directement au Caire par avion, venant d’Europe. Blocage des premiers à la frontière, expulsion d’une partie des seconds. Nous avons demandé au camarade Hossam el-Hamalawy, militant (en exil) du groupe égyptien Socialistes révolutionnaires d’expliquer les raisons de la répression initiée par le régime, ainsi que les réactions dans la population.
Nous publions ci-dessous des extraits de ses réponses qui donnent à la fois une idée des réactions par rapport au problème palestinien et de la situation sociale générale en Égypte.
Il y a en quelque sorte deux initiatives. D’un côté, il y a ce convoi qui vient de Tunisie, surnommé Al Soumoud, ou le Convoi de la fermeté. Il regroupe surtout des activistes nord-africains de Tunisie, Algérie et Maroc. Et il y a cette Marche mondiale vers Gaza, principalement composée de militants d’Europe et d’autres parties, où il y a une forte présence française. Eux sont arrivés directement à l’aéroport du Caire.
Avant leur arrivée, le régime égyptien a d’abord lâché ses publicistes dans les médias grand public et sur les réseaux sociaux pour attaquer les convois, les accuser de faire partie d’un complot pour créer le chaos aux frontières, ce qui faciliterait, selon le régime, le plan de transfert des Palestiniens vers le Sinaï par Israël. Auquel s’ajoute une agitation patriotique et nationaliste sur ces étrangers qui viennent en Égypte pour violer notre souveraineté et embarrasser l’Égypte devant le monde et ainsi de suite. « Pourquoi les organisateurs ont-ils choisi de passer par le Sinaï ? Ils auraient pu passer par la Jordanie » et toutes ces autres propagandes absurdes.
Et puis, le ministère égyptien des Affaires étrangères a publié une déclaration il y a quelques jours, juste au moment où la caravane partie de Tunis allait arriver à la frontière égypto-libyenne, disant qu’il y a des réglementations à effectuer pour visiter le Sinaï : qu’il faut les faire à l’avance et pour cela faire une demande auprès des autorités égyptiennes afin d’obtenir les visas et permis nécessaires.
Puis la répression a commencé ; le régime égyptien a bloqué la frontière libyo-égyptienne. Il y a eu un rapport dans les médias libyens il y a quelques jours déclarant que les Égyptiens ont directement demandé aux autorités libyennes de bloquer le passage du convoi et de ne pas le laisser entrer en Égypte.
Et quand par ailleurs les activistes étrangers ou internationaux ont commencé à arriver en grand nombre à l’aéroport du Caire dans les derniers jours, le régime égyptien est devenu fou. Quiconque portait l’écharpe palestinienne était fouillé, arrêté, puis expulsé immédiatement. Certains ont été expulsés sur les mêmes vols sur lesquels ils étaient arrivés ; remis dans l’avion et renvoyés. D’autres ont été gardés à l’aéroport du Caire : l’Égypte a là une petite installation de détention, pas bien grande, mais ils y ont gardé plusieurs activistes arabes et internationaux. Ce sont plus de 200 personnes qui ont été détenues à un moment donné.
Plus alarmant encore (des rapports ont paru dans les médias et j’ai aussi été informé par mes propres sources dans l’opposition égyptienne), il y a eu quelques rafles dans le centre du Caire contre des hôtels qui hébergeaient des activistes suspects : je pense que la plupart d’entre eux étaient en fait français et turcs ; ils ont été détenus puis aussi expulsés.
Pendant ce temps, les médias égyptiens s’excitaient contre ces activistes. En Égypte, qu’ils soient publics ou privés, la plupart des médias sont contrôlés par le Service des renseignements généraux, qui est l’équivalent de la CIA. Nous avons une société appelée United Media Service qui est détenue par les services de renseignement généraux et qui gère la plupart des médias privés en Égypte. Si bien que vous trouverez des titres identiques dans toutes les émissions majeures que nous avons à la télévision, vous trouverez les mêmes phrases, les mêmes directives utilisées partout dans les médias égyptiens.
Ensuite, il y a eu des vidéos et des photos qui sont apparues sur les réseaux sociaux, que ce soit sur Instagram, Facebook ou Twitter, montrant les activistes enchaînés, envoyés dans des avions ou gardés dans le centre de détention à l’aéroport du Caire.
Des évènements révélateurs aussi de ce qu’est le régime égyptien
C’est juste un échantillon de ce que les Égyptiens ont subi ces dernières années. À l’heure où je vous parle, il y a plus de 150 Égyptiens gardés en prison depuis le début de la guerre en octobre 2023 jusqu’à aujourd’hui, et parmi eux trois enfants : ces gens ont été arrêtés pour avoir participé à des actions pacifiques de solidarité avec la Palestine. Certains ont été maltraités en détention, puis gardés en détention provisoire sous des accusations de terrorisme. En Égypte, les accusations de terrorisme sont utilisées de manière très large contre toutes les formes de dissidence.
Ce qui s’est passé est aussi utile pour mettre en lumière ce qu’est le régime égyptien, car, dans les médias internationaux, vous n’avez pas de nouvelles sur l’Égypte… ou alors c’est à propos de découvertes archéologiques : les pyramides, la mer Rouge, la plongée, le tourisme…
Ce régime brutal n’aurait pas pu durer aussi longtemps, de 2013 jusqu’à aujourd’hui, sans le soutien des pays du Golfe, surtout des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite, mais aussi des « démocraties occidentales ». La France a exporté des technologies de sécurité vers le régime égyptien. La France a vendu des armes au régime égyptien. Des officiers des renseignements militaires français ont été envoyés dans le cadre de l’opération Sirli à la frontière libyo-égyptienne pour aider l’armée de l’air égyptienne à mener des exécutions extrajudiciaires contre des passeurs présumés aux frontières.
Emmanuel Macron était juste en Égypte il y a quelques mois, et il a blanchi le régime en se promenant avec Sissi dans toutes ces zones touristiques et en le félicitant.
Autant nous apprécions les sacrifices et la lutte de nos camarades internationaux qui ont pris le risque de venir en Égypte, nous les incitons aussi à ramener ce combat dans leurs pays d’origine.
Ce génocide à Gaza n’aurait pas pu avoir lieu sans la complicité égyptienne, et une telle complicité égyptienne n’aurait pas pu avoir lieu sans le soutien européen et occidental au régime au Caire.
Donc, alors que vous luttez pour étendre votre solidarité avec les Palestiniens qui font face à un génocide, vous devez aussi étendre votre solidarité aux Égyptiens qui souffrent sous cette dictature.
Sentiments populaires pro-palestiniens et politique de Sissi
Sissi est très hostile aux Palestiniens et c’est en partie parce que dès le départ la mise en place de son régime a été favorisée par Israël. Israël a vu en Sissi, à partir de 2013, le vrai candidat capable d’écraser l’islam politique, de sécuriser les frontières, dont Israël dépend pour protéger sa sécurité. Donc le lobby israélien en Occident a fait la promotion de Sissi. Le lobby israélien est intervenu plus d’une fois aux États-Unis, par exemple, pour débloquer l’aide militaire à l’Égypte après le coup d’État de Sissi. L’Égypte a le soutien d’Israël, même s’il y a des tensions de temps en temps les deux pays, les deux régimes ont une forte alliance.
La deuxième et plus importante raison pour laquelle Sissi déteste les Palestiniens est que la cause palestinienne a toujours été un facteur significatif de radicalisation et de politisation pour la jeunesse égyptienne. La plupart des leaders révolutionnaires égyptiens qui ont été impliqués dans l’organisation de la révolution, par exemple en 2011, venaient des rangs du mouvement de solidarité avec la Palestine.
Habituellement, quand des événements se produisaient en Palestine, il y avait toujours une forte réaction populaire en Égypte. Vous ne voyez pas cela aujourd’hui. Et ce n’est pas parce que les Égyptiens ne s’intéressent pas à la Palestine ou à ce qui s’y passe, mais à cause d’un niveau de répression très, très élevé contre toute forme d’action dissidente depuis 2013.
Sissi ne fait pas que réprimer la dissidence. Sissi a démantelé la plupart des syndicats indépendants, la plupart des partis politiques d’opposition et la plupart des groupes activistes.
C’est pourquoi la réaction dans les rues d’Égypte n’est pas aussi forte qu’elle l’était avant 2013 ou même avant 2011. Mais vous la voyez sur les réseaux sociaux où les Égyptiens expriment leur solidarité avec les Palestiniens, et une colère à propos de ce qui est arrivé aux activistes internationaux. Il y a une petite marge de contestation dans les espaces publics que nous avons gagnée, difficilement, par d’énormes sacrifices, où nous pouvons organiser de petites manifestations devant le Syndicat des journalistes dans le centre du Caire où une manifestation a eu lieu jeudi.
Un régime dictatorial qui a ses faiblesses
Bien que la situation soit très difficile pour l’expression publique de toute forme de dissidence en Égypte, cela ne peut pas durer éternellement. C’est une chose d’être un autocrate, mais avec une réussite économique, qui fait que certaines sections de la société égyptienne peuvent faire un pacte « faustien », se disant que peut-être Sissi est un dictateur sanguinaire mais au moins nous vivons bien et beaucoup mieux qu’avant. Une autre chose est d’être un autocrate avec de mauvaises politiques économiques qui appauvrissent tout le monde.
Donc sous le calme apparent, il y a tellement de colère qui bout en Égypte à cause des conditions économiques, de la situation régionale, du génocide à Gaza, de la soumission complète du régime égyptien envers Israël et les puissances occidentales. Quand est-ce que cela explosera ? C’est une question de temps, je ne peux pas dire quand, mais il y a un terrain fertile pour une future dissidence.
Je ne crains pas une renaissance islamique dans le pays à ce stade, pas seulement à cause de la répression mais aussi parce qu’ils ont été essayés et ont échoué d’une manière ou d’une autre. Mais ma préoccupation principale serait que si nous, en tant que gauche, ne parvenons pas à créer une alternative très solide, alors il y aura toujours un vide et ce vide peut toujours être rempli par quoi que ce soit, vous savez, je veux dire, d’autres tendances politiques, y compris l’islam politique.
Dans la guerre actuelle, je pense que toute la notion de droit international a été jetée aux toilettes avec cette guerre. Déjà dans les décennies précédentes, ça n’avait pas grand sens : le « droit international », il semble qu’il ne convient qu’aux pays occidentaux quand cela sert leurs intérêts, mais ils peuvent s’en passer et faire ce qu’ils veulent. Mais ils gardaient un certain niveau de rhétorique. Avec cette guerre, tous les gants sont enlevés à ce stade : Israël a tué des officiels de l’ONU ; puis vient Trump, qui a dit que je ne joue plus avec ces règles du jeu. D’un côté, cela signifie que nous entrons dans une phase de transformations, où le monde sera encore plus une jungle où la force fait le droit. Mais d’un autre côté, ce n’est pas une conséquence inévitable si nous réussissons à lier nos luttes ensemble. Dans une telle situation, quand vous avez une crise économique, quand l’UE entre officiellement en récession, quand vous avez des leaders belliqueux et d’extrême droite arrivant au pouvoir partout, les masses ordinaires, les gens, commencent à chercher des alternatives.