Face à l’appel qui a rassemblé 150 « personnalités proches de la gauche ou de l’écologie », intitulé « face à la crise, construisons l’avenir », face aux grandes proclamations qui y figurent concernant le « jour d’après » – alors même que l’on retrouve parmi les signataires d’incontestables représentants du jour d’avant –, on pourrait se contenter de lever les yeux au ciel et de rappeler à quel point certaines illusions sont increvables. Peut-être vaudrait-il mieux économiser nos efforts, renvoyer vers la juste critique d’Usul, et nous borner à poser la question suivante : peut-on transformer quoi que ce soit en s’alliant à un personnel politique failli dont on sait par avance qu’il n’aspire à aucune rupture véritable avec tout ce qui nous précipite d’ores et déjà vers l’abîme ?
Au moins deux raisons plaident pour que l’on prenne néanmoins cet appel au sérieux. La première, c’est qu’à côté d’anciens ministres de François Hollande (et même d’Alain Juppé…), de dirigeant·e·s du PS ou d’autres professionnels de l’esbroufe politique, dont il n’y a évidemment rien à attendre, on trouve un certain nombre de camarades, d’Attac et de Copernic notamment, engagé·e·s indéniablement et de longue date dans le combat pour l’émancipation.
La deuxième, c’est que la situation présente est à ce point exceptionnelle – combinant la crise sanitaire, l’accélération de la dérive autoritaire, la dépression économique, la catastrophe sociale et bien sûr l’incurie gouvernementale – qu’elle suscite une aspiration à l’unité politique, en vue d’expulser du pouvoir un président de la République légitimement honni et d’éviter un tête-à-tête désastreux entre l’extrême centre néolibéral et l’extrême droite néofasciste. Mais un front uni ne vaut que sur la base d’un projet politique partagé et, s’il peut évidemment supposer des compromis lorsque ceux-ci rapprochent de l’objectif – d’une société libérée de tout rapport d’exploitation et d’oppression – en favorisant une dynamique de lutte, un tel front ne peut s’accommoder de compromissions qui en éloignent en semant des illusions et en prêtant à l’apathie, sous peine de se muer en pur et simple ralliement à l’ordre existant.
Or, loin de porter une alternative politique à la hauteur des enjeux présents, cet appel n’avance qu’un ensemble de propositions vagues et de demi-mesures qui autoriseront demain tous les revirements, et promeut ainsi une logique de replâtrage de cet ordre plutôt que de rupture. C’est ainsi à la renaissance d’une union des gauches qu’on nous invite, projet qui a radicalement échoué à trois reprises au cours des quarante dernières années et qui ne manquera pas d’échouer à nouveau s’il se transformait en expérience de pouvoir. Cela non principalement pour une raison de personnes (même si l’on s’étonne de l’opportunité de remettre en selle certains caciques d’un PS que l’on pensait inexorablement enterré du fait de sa politique menée entre 2012 et 2017), mais parce qu’il se refuse, par principe, à affronter le pouvoir du capital, devenu absolument exorbitant à la faveur de décennies de politiques néolibérales.

Un bilan escamoté

Dans la mesure où figurent parmi les signataires nombre de dirigeants du PS, d’EELV et du PCF – partis ayant été plusieurs fois au pouvoir au cours des quarante dernières années (dans des configurations diverses) –, on aurait pu espérer un bilan sérieux des politiques qu’ils ont eux-mêmes menées. Ce n’est nullement le cas : si « l’impasse où nous ont conduits les politiques dominantes depuis quarante ans » est évoquée abstraitement, rien n’est dit de la contribution décisive de ces partis à l’imposition de ces politiques, et en particulier de la conversion de pans entiers de la gauche au néolibéralisme. Le problème n’est pas tant que figure ou non dans cet appel un mea culpa général – qui d’ailleurs s’en contenterait ? –, mais comment prendre au sérieux la volonté de rompre avec ces « politiques dominantes », dont il n’est d’ailleurs pas dit grand-chose, sans commencer par reconnaitre que celles-ci ont été menées ou soutenues par les partis en question lorsqu’ils étaient au pouvoir ?
Qu’on pense à la financiarisation : n’est-ce pas un gouvernement PS qui, par des lois passées en 1984 et 1986, a permis la déréglementation financière ? Qu’on pense aux privatisations : n’est-ce pas un gouvernement PS-PCF-Verts qui, de 1997 à 2002, a privatisé davantage que les gouvernements de droite – Balladur et Juppé – réunis ? Qu’on pense à la destruction du droit du travail : n’est-ce pas un gouvernement PS-EELV qui, en imposant l’Accord national interprofessionnel en 2013, première étape vers la loi Travail, a joué un rôle décisif dans l’accélération de la réorganisation néolibérale du travail ? Qu’on pense à l’usage de l’argent public : n’est-ce pas un gouvernement PS-EELV, là encore, qui a créé le CICE, livrant ainsi chaque année au patronat des dizaines de milliards d’euros sans aucune contrepartie en termes d’emplois ? Qu’on pense enfin à la dérive autoritaire : n’est-ce pas le PS qui, entre 2015 et 2017 a mis en place et prorogé l’état d’urgence, remis en cause à de nombreuses reprises la liberté (fondamentale) de manifester et intensifié la répression des mouvements sociaux et celle qui s’abat sur les quartiers populaires ?
La liste est loin d’être exhaustive, mais on pourrait commencer par là. Or, tout cela précédait l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, dont on ne rappellera jamais assez qu’il n’y est parvenu qu’après avoir été le secrétaire adjoint de l’Élysée puis le ministre de l’Économie et des Finances de François Hollande. Et cela suffit d’ailleurs à pointer les énormes limites d’une orientation politique qui, se ramenant à un anti-macronisme, consisterait à reporter sur Macron la responsabilité de décennies de politiques destructrices. Pur produit de la classe dirigeante française, entre capital bancaire et inspection des finances, rejeton d’un PS embourgeoisé et ayant renoncé à tout ce qui avait pu faire la gauche et le mouvement ouvrier – même minimalement – au cours des 19e et 20e siècles, Macron n’est guère que l’incarnation parfaite, y compris dans sa médiocrité, du « néolibéralisme à la française ». Pour en revenir à l’appel, il nous est difficile de croire sur parole la proclamation de rupture avec ces « politiques dominantes menées depuis quarante ans », quand se trouve systématiquement esquivée la responsabilité centrale des partis « de gauche » à ces politiques.
Pour ne prendre que quelques exemples : on aimerait savoir ce que Najat Vallaud-Belkacem a à dire de son expérience entre 2012 et 2017, en tant que porte-parole du gouvernement et titulaire de plusieurs portefeuilles ministériels. On serait ravi d’entendre ce que Yannick Jadot pense de la participation d’EELV au gouvernement Ayrault-2 (2012-2014), lui qui n’a cessé de faire du pied au centre-droit et de prôner une écologie « ni droite ni gauche ». On pousserait même cette coupable curiosité à interroger Laurent Baumel, ancien responsable des études du PS, sur ses propos de 2007 : « désormais nous assumons notre réformisme, en ayant donné congé à une rhétorique néo-gauchiste, à notre ”surmoi marxiste” ». On ne sait pas bien qui, de Jospin, Hollande, Strauss-Kahn ou encore Royal, principales figures du PS dans les années 1990 et 2000, était affligé de ce « surmoi marxiste » ou pratiquait cette « rhétorique néo-gauchiste ». On sait à l’inverse que « réformisme » est devenu à partir des années 1980 le nom de code du renoncement à toute réforme, du moins tel qu’on pouvait entendre ce mot à gauche jusque-là, c’est-à-dire comme mesure améliorant le sort des classes populaires et remettant en cause, au moins partiellement, les intérêts du patronat.

De propositions vagues en demi-mesures

Puisque cet appel se présente – dans sa facture et ses signataires – comme une proposition de rechange gouvernementale, il est bon de ne pas en évaluer la portée politique sur la seule base des grands mots qui sont employés (« transition écologique », « société de la reconnaissance », « solidarité nationale », etc.), lesquels peuplent aujourd’hui la plupart des discours politiques (y compris macronistes). Seule l’analyse des propositions concrètes auxquelles ces grandes proclamations sont adossées peut permettre de discerner véritablement la perspective politique dans laquelle se situe l’appel. Et c’est bien là que le bât blesse puisque de propositions vagues en demi-mesures on n’aboutit ici en rien à un projet de rupture avec le néolibéralisme, sans même parler de remise en cause du capitalisme.
Au chapitre des propositions vagues, pensons à cette affirmation : « Pour ces temps de grande transition, il y a urgence à assurer un revenu digne rendant possibles à toutes et tous la formation, l’accès à un nouvel emploi ou un projet professionnel ». On aimerait signer des deux mains mais on nous a sans doute trop fait le coup du « revenu digne rendant possible etc. » depuis la création du RMI par un gouvernement néolibéral, celui de Michel Rocard, jusqu’aux propositions non chiffrées de revenu universel formulées par Benoît Hamon lors de l’élection présidentielle de 2017. Qu’on nous excuse donc ce matérialisme quelque peu rustique mais à combien s’établit ce « revenu digne » ? Puisque rien n’est dit, tout est laissé à l’imagination de celles et ceux qui ont envie ou besoin d’imaginer. Mais un projet qui n’est tenu par aucun engagement chiffré pourra aisément prétexter de difficultés financières pour ne fixer qu’à un niveau minimal ce « revenu digne ». Quand on sait la facilité avec laquelle les gouvernements « de gauche » oublient leurs promesses une fois élus, on conviendra qu’il ne s’agit pas là d’une simple vue de l’esprit ou d’un procès d’intention malveillant. Par ailleurs, rien n’est dit non plus des conditions d’accès à ce « revenu digne », et en particulier de son caractère conditionnel ou non, restreint ou non (quid par exemple des moins de 25 ans ou des travailleurs étrangers, avec ou sans papiers ?).
Justement, nous lisons concernant ces derniers : « Quant aux travailleurs étrangers en situation irrégulière, soutiers plus anonymes encore de nos économies, leur accès au droit au séjour doit être facilité ». On peut se féliciter ici que ne soit pas entonnée une fois de plus la ritournelle du refus de l’« angélisme » et de la nécessité d’une politique « ferme », faux-nez d’une politique systématique de traque et d’expulsions des migrant·e·s. Mais on peut aussi pointer l’absence d’engagement précis en matière de régularisations (il n’est pas anodin que ce mot ne figure pas dans l’appel) et le caractère vague de la formule même (« doit être facilitée »), dont on a toutes les raisons de craindre qu’elle légitime de nouveaux renoncements, après tous ceux que l’on a connus en la matière lorsque la « gauche » était au pouvoir[1]. « Faciliter l’accès au droit de séjour » ne signifie en rien s’engager pour une régularisation de toutes celles et tous ceux qui, vivant ici, exercent presque toujours les emplois les plus dégradés. Cela d’autant plus qu’aucun bilan n’est fait de plus de trente ans d’alignement de la gauche sur la droite en matière, non simplement de discours, mais de politiques (anti)migratoires : le ministre de l’Intérieur de François Hollande, le regrettable Manuel Valls, ne se félicitait-il pas lui-même d’expulser davantage que la droite ? Manière de confirmer, une fois pour toutes, que le PS n’appartenait plus à la gauche, en quelque sens que l’on prenne ce mot.
On pourrait allonger la liste car ce caractère extrêmement vague des propositions se retrouve sur quasiment tous les sujets. Sans doute aurait-il été impossible de réunir un arc de signataires aussi large politiquement, allant de figures de la gauche antilibérale jusqu’à Corinne Lepage, figure du centre-droit et membre de LREM, sans rester aussi volontairement flou sur la politique capable de « construire l’avenir ». Quelques exemples suffiront.
On affirme dans le texte que « la solidarité nationale doit intervenir pour aider les locataires », mais on ne trouve pas trace de la seule mesure concrète qui aiderait immédiatement les locataires ayant perdu (ou vu baisser) leurs revenus, à savoir un moratoire des loyers. On nous dit que « travailleurs de l’aube et du soir, fonctionnaires de jour comme de nuit, soignants et enseignants dévoués […] sont en droit d’attendre une amélioration significative et sans délai de leurs conditions d’emploi et de salaire, à commencer par le smic », mais rien n’est précisé concernant l’ampleur de cette « amélioration ». On affirme qu’il faudra limiter les écarts de salaires au sein des entreprises mais la rémunération délirante du capital – dont les super-salaires touchés par les cadres dirigeants ne sont qu’un sous-produit – n’est à aucun moment interrogée, à tel point que le mot « profit » n’est pas prononcé, et les dividendes ne sont critiqués que pour les entreprises ayant décidé de continuer à en distribuer pendant la crise.
On préconise « un financement pérenne des investissements des hôpitaux et des Ehpad » mais rien n’est dit là encore des sommes en question ni du statut scandaleux des Ehpad : pourquoi ne pas sur ce point avancer la proposition, pourtant audible à une échelle de masse dans le contexte actuel, d’un service public du quatrième âge sinon d’une socialisation intégrale de l’appareil sanitaire ? De même est évoqué un « développement des emplois publics » mais combien d’emplois et sous quel statut (fonctionnaire ou contractuel) ? Il y a là un enjeu important puisque la destruction néolibérale des services publics passe en grande partie par le fait de ne plus (guère) recruter de fonctionnaires, engendrant mécaniquement leur disparition progressive au profit de postes de contractuels. Des « nationalisations » sont évoquées en passant, « là où il le faut », mais rien n’est dit justement de « là où il le faut », ni de la nécessaire démarchandisation des secteurs de l’énergie, du transport ferroviaire, etc., pour recréer de véritables services publics.
En outre, rien n’est dit de la spéculation financière et du rôle des banques privées en la matière : l’existence d’un « pôle public d’investissement » ne changerait rien à l’affaire et ne mettrait nullement fin à la spéculation financière, pour des raisons indiquées par Patrick Saurin dans cet article. Quid dès lors de la socialisation de l’intégralité du système bancaire et de la nécessaire invention d’un système de crédit orienté, non vers la profitabilité du capital (le retour sur investissement), mais vers la satisfaction des besoins fondamentaux dans le respect des équilibres environnementaux ? Quant à la fiscalité, on trouve bien dans le texte la revendication d’un rétablissement de l’ISF (c’est la moindre des choses) et l’idée d’une taxation des entreprises qui profitent de la crise mais on est loin de la « révolution fiscale » qu’appelait de ces vœux il y a quelques années Thomas Piketty (pourtant signataire de ce texte).
On se gargarise de « transition écologique », mais en demeurant dans le paradigme du marché que l’État devrait « piloter » à travers une banque publique d’investissement (qui existe déjà mais dont on nous assure qu’elle jouera « enfin réellement son rôle »). Mais comment transformer radicalement le système productif, sachant que seule une telle transformation pourra permettre d’affronter le basculement climatique en faisant décroître autant que possible les productions nocives, sans des incursions résolues dans la propriété privée des entreprises et sans une planification démocratique ? Il est dit par ailleurs qu’il faudrait respecter les accords de Paris. Certes, ce serait la moindre des choses et il fallait évidemment dénoncer la sortie des États-Unis de ces accords, décidée par Trump. Mais il est au moins aussi important de rappeler que ces accords étaient mauvais : largement insuffisants pour éviter la catastrophe climatique, ils constituaient une simple déclaration d’intention.
L’appel affirme sa volonté de revenir sur les « réformes » des retraites et de l’assurance-chômage, mais qu’en est-il de tous les reculs issus des contre-réformes successives : s’agit-il seulement, pour prendre cet exemple, de stopper la tendance à l’allongement de la durée de cotisation ou bien de l’inverser en permettant à chacun·e de partir à 60 ans, et même bien plus tôt pour les professions les plus pénibles, tout en assurant le maintien intégral du niveau de revenu atteint en fin de carrière ? Mais il est vrai qu’une telle politique supposerait au minimum de prendre sur les profits et sur les grandes fortunes à une échelle que la plupart des signataires s’interdisent a priori.
Enfin, l’appel brille par l’absence totale des questions de l’impérialisme et du racisme, et de propositions en la matière : ne sont évoquées ni les interventions militaires et l’emprise économique persistante de la France sur ses anciennes colonies, ni les discriminations racistes massives et structurelles (sur les marchés du travail et locatif notamment), ni les violences policières presque toujours impunies (pourtant massives durant le confinement et remises au centre de l’attention par les propos de Camélia Jordana et l’ignoble campagne réactionnaire qui la cible, de Marianne à l’extrême droite en passant par le gouvernement), ni l’islamophobie, cette entreprise systématique de stigmatisation, de discrimination et d’exclusion des musulman·e·s, constitué·e·s au fil des années comme « ennemi de l’intérieur » par des intellectuels, des médias et des forces politiques d’extrême droite, de droite mais aussi de gauche.

Réformer le capitalisme sans toucher au capital ni à ses institutions

S’il est donc une cohérence dans cet appel, c’est le refus de toucher au capital. À la manière du « socialisme conservateur ou bourgeois » que critiquaient Marx et Engels dans le Manifeste, on aspire ici à ce que demeure le capitalisme – en particulier la propriété privée des moyens de production et le despotisme du marché – mais en limitant les antagonismes et les luttes que celui-ci engendre inévitablement. Le premier moyen trouvé consiste à opérer une redistribution mais nous avons vu combien les engagements en la matière sont flous, pour ne pas dire inexistants, et on peut gager qu’ils tomberont à la première menace exercée par le capital financier (chantage à l’investissement, etc.).
Un deuxième moyen de modérer les antagonismes, c’est le mirage, ou plutôt le piège, de la cogestion, dénommée plaisamment ici « codétermination à la française ». Ainsi est-il proposé dans l’appel « la présence de 50 % de représentants des salariés dans les conseils de surveillance ou les conseils d’administration des grandes entreprises et le renforcement des pouvoirs des représentants des salariés à tous les niveaux ». Si une telle proposition sonne avantageusement à l’oreille, dans ces temps d’absolutisme actionnarial, les problèmes commencent lorsqu’on l’examine de près. Tout d’abord, on ne fait pas autre chose que maquiller la réalité en prétendant que les salarié·e·s auraient dès aujourd’hui des « pouvoirs » dans l’entreprise : ont-il un quelconque pouvoir d’allocation des ressources ou de distribution des profits ? Non, ils ne disposent guère – et encore, pas toujours ! – que de contre-pouvoirs, déjà passablement rognés par la contre-réforme des « instances représentatives du personnel »).
Plus important, dans tous les modèles de cogestion, les salarié·e·s – même à parité de représentants dans le conseil d’administration – sont maintenu·e·s sous la férule du capital, et ce pour au moins deux raisons :
– Tout d’abord, il se trouve toujours un ou plusieurs de leurs représentants pour voter avec ceux des actionnaires, au nom du « réalisme », par l’attrait de gratifications présentes ou futures ou encore par l’intimidation et la menace, alors que les représentants du capital voteront comme un seul homme dans presque toutes les circonstances.
– Plus important encore, dans une telle configuration, une grande partie des salarié·e·s tend à se sentir spontanément solidaire de l’ « entreprise », c’est-à-dire en fait de leurs patrons, et ils le deviennent objectivement, au moins en partie, lorsqu’un système de « participation aux bénéfices » était instauré, c’est-à-dire quand une partie de leur rémunération dépend directement des profits, donc de l’intensité de leur exploitation. Il est alors aisé de les convaincre que leur intérêt coïncide parfaitement avec celui des actionnaires, « tous dans le même bateau ».
Ainsi, pas plus que la participation des salarié·e·s aux bénéfices des entreprises ne remet en quoi que ce soit en cause le capital conçu comme rapport social d’exploitation, la présence de représentants des salarié·e·s – même à hauteur de 50% des conseils d’administration – ne modifie en rien le rapport de pouvoir entre capital et travail, qui repose in fine sur le chantage à l’investissement (et donc à l’emploi) que peut imposer en chaque moment le capital. On se trouve en fait ici devant un projet de chamboulement de la superstructure juridique qui ne modifie en rien l’infrastructure économique : « il faut que tout change pour que rien ne change » pourrait résumer l’esprit d’une telle proposition. Pire, la cogestion a pour effet inévitable de miner l’indépendance de classe et d’émousser la lutte des travailleur/ses, rendant plus difficile l’organisation de ces derniers·ères et plus obscure la condition de leur libération : l’expropriation du grand capital et la gestion de l’ensemble de l’économie par les producteur/rices, en somme la socialisation des grands moyens de production qui a constitué depuis le 19e siècle le B-A-BA du socialisme et du mouvement ouvrier.
Mais ce n’est pas seulement le capital auquel l’appel ne songe pas sérieusement à s’affronter, mais également les institutions politiques qui contribuent de manière décisive à sa suprématie, dans le cas de la France : les institutions de la Ve République, et l’Union européenne (UE). Dans les deux cas, on sursaute devant le caractère minimal – et, là encore, on ne peut plus vague – des propositions formulées :
« Ces mesures n’auront de sens et d’efficacité que si dans l’après-crise, une transition démocratique offre à tous la capacité d’agir pour un monde commun. La verticalité du pouvoir fracture la société. Elle alimente l’impuissance et la défiance. C’est l’échec de la Ve République. Seule une refondation de nos institutions permettra de le dépasser. Il est impératif de ne pas confier à un « sauveur suprême » ou au pouvoir technocratique « la sortie de crise », mais au contraire d’augmenter la participation des citoyen.ne.s aux décisions qui les concernent et cela à tous les niveaux ».
Nul doute que le capital tremblera à la lecture de ces lignes. Plus sérieusement, que vaudra l’appel à une « transition démocratique » fondée sur un surcroît de « participation des citoyen·ne·s aux décisions qui les concernent » face à l’inertie de ces institutions, à la démesure du pouvoir exécutif, et à la pression des milieux patronaux ou de leurs valets médiatiques ? Au terme de quels processus et sur la base de quelles procédures institutionnelles prétend-on ici faire reculer la « verticalité du pouvoir » (cette verticalité n’est-elle d’ailleurs pas inhérente au pouvoir…) ? L’esprit même de ces déclarations d’intention nous est livré par ce qui n’est pas un simple lapsus : il n’y a dans le macronisme, ou le hollandisme et le sarkozysme avant lui, aucun « échec de la Ve République » ; c’est là se méprendre complètement sur ces institutions. Celles-ci font précisément ce pour quoi elles ont été charpentées par De Gaulle : assurer le maintien de la domination politique bourgeoise à peu près dans n’importe quelle condition (y compris, donc, dans des situations de crise interne grave ou de contestation externe vigoureuse). Et l’on doit se rappeler que ce n’est pas l’accès au pouvoir présidentiel de Mitterrand qui a bousculé ce régime, lui qui avait pourtant (justement) dénoncé la Ve République comme « coup d’État permanent », mais une grève de masse conjuguée à un mouvement étudiant extrêmement déterminé : Mai-Juin 1968.
Autrement dit, sans une intensification de la lutte menée par les exploité·e·s et les opprimé·e·s, il est absolument vain d’espérer l’auto-transformation de la Ve République par une série de réformes qui iraient dans le sens d’une démocratisation d’institutions bien peu démocratiques. D’ailleurs, aucune revendication démocratique, même les plus mesurées, n’est avancée dans cet appel : quid de l’élection de l’Assemblée nationale à la proportionnelle (sans parler de la suppression du Sénat et du Conseil constitutionnel, obstacles à toute transformation sociale) ? Quid de la rotation et du non-cumul des mandats (sans même parler de la rémunération, du contrôle et de la révocabilité des élu·e·s) ? Quid du droit de vote des étrangers ? Quid de la nécessaire abrogation des lois qui, au nom de l’anti-terrorisme ou plus récemment de la lutte contre la pandémie, n’ont cessé de rendre plus difficile l’exercice des libertés publiques fondamentales, d’organiser la surveillance des populations, et de donner un pouvoir accru – et largement incontrôlé – aux appareils répressifs d’État (particulièrement visible dans les quartiers populaires) ? On pourrait d’ailleurs avancer quelques revendications simples pour ce qui concerne ces derniers : désarmement de la police, dissolution de la BAC, etc., mais puisqu’il n’est question dans cet appel ni de la répression des mobilisations sociales des dernières années ni du harcèlement policier (et des violences d’État) que subissent structurellement les non-blancs, on ne trouvera rien à ce propos dans l’appel de nos valeureux bâtisseurs d’avenir.
Ce refus d’affronter les institutions du capital est manifeste dans le passage consacré à l’Union européenne. Faisant mine de ne pas comprendre ce qu’est l’UE – une machine à broyer les conquêtes sociales des travailleur/euses, dans l’intérêt du capital –, l’appel prétend que « l’engagement de l’Europe » serait « l’une des clés » pour aboutir à un « financement soutenable et équitable » des investissements nécessaires à la transition écologique. Il s’agirait donc d’assurer la « survie de l’Union » face aux « forces de démembrement » qui « prospèrent grâce au manque de solidarité européenne dans chaque moment de crise ». On croit rêver en lisant ces lignes : doit-on rappeler une fois encore que le « manque de solidarité » est un trait inhérent à la « construction européenne » dans la mesure où celle-ci, particulièrement depuis l’Acte unique, repose sur la mise en concurrence des travailleur/euses et des systèmes sociaux, donc sur le dumping social ?
Ne pouvant faire comme si l’UE – en particulier la Commission européenne et la Banque centrale européenne, en alliance avec le FMI dans le cadre de la « troïka » – n’avait pas écrasé les classes populaires au cours des dix dernières années (en particulier en Grèce et au Portugal), imposant partout destruction des droits sociaux, privatisations et marchandisation des services publics, l’appel avance qu’ « une transformation profonde des structures de l’UE est indispensable pour rendre possibles ces politiques ambitieuses de solidarité ». Et comment s’opèrera concrètement cette « transformation profonde », par quels mécanismes institutionnels ? Si l’appel demeure silencieux sur ce point, c’est précisément que l’UE a été conçue pour ne pas être réformable, pour qu’il soit impossible de la faire tourner au service des populations ; elle est vouée inexorablement à la défense des intérêts du capital. Quant au « pacte budgétaire » qu’il s’agirait, nous dit-on, de remettre en cause, on ne peut manquer de rappeler que Jospin et Hollande avaient eux aussi promis de contester respectivement le traité d’Amsterdam et le pacte budgétaire ; on sait ce qu’il en fut, ils avalèrent toutes les couleuvres.
Plutôt que des engagements clairs, plutôt qu’une rupture avec la Ve République et l’Union européenne, plutôt qu’une démarche transitoire telle que présentée par le manifeste ReCommonsEurope, nous voilà servie la rhétorique devenue inévitable ces dernières années de la « participation des citoyen·ne·s », qui là encore n’engage pas à grand-chose. Bien gentille « participation », qui songerait à s’y opposer ? Mais elle invite surtout à des questions : participation pour débattre vainement, pendant que les choix importants sont faits ailleurs, ou pour décider vraiment, ce qui supposerait un changement autrement radical qu’une simple adjonction de « participation » aux institutions existantes ? La « participation des citoyen·ne·s » est vouée à constituer un simple supplément d’âme pour des institutions oligarchiques tant qu’elle se trouve simplement surajoutée aux institutions politiques et économiques existantes. On peut même faire l’hypothèse qu’elle n’est guère qu’un contre-feu en un moment historique où se trouve de plus en plus contesté le caractère réellement démocratique des sociétés qui font grand cas de leur prétendue « démocratie ».

Le moindre mal ou l’alternative ?

Il n’est pas étonnant que des dirigeants même pas repentis du Parti socialiste aient signé un tel texte, lequel tend à faire oublier leur faillite pourtant récente et à laisser ouverte la possibilité pour eux de revenir au pouvoir dans le cadre d’une « gauche plurielle » relookée. On ne sera guère surpris non plus de voir figurer le nom de Yannick Jadot, tant celui-ci en est venu à résumer à lui seul l’illusion – et surtout l’impasse – d’une écologie de marché, ou encore celui de Ian Brossat, qui a encore tout récemment fait liste commune avec le PS dès le 1er tour lors des élections municipales à Paris, et participé à la gestion « socialiste » de la ville depuis tant d’années.
Ce qui chiffonne, et justifie de s’arrêter sur cet appel, c’est de retrouver parmi les signataires des militant·e·s écosocialistes, mais aussi toute une série d’intellectuels qui, s’en tenant à une critique (au demeurant partielle) du néolibéralisme et des inégalités monstrueuses qu’il génère, en viennent certainement à voir dans cet appel et le projet qu’il porte un moindre mal, capable d’empêcher en 2022 un nouveau 2nd tour Macron-Le Pen qui serait évidemment désastreux pour les forces de transformation sociale, quoi qu’on pense d’ailleurs de l’élection présidentielle. Il importerait donc de lancer de grandes déclarations d’intention (pour aguicher le futur électeur), de rester vague sur l’essentiel (pour ne pas faire naître des espoirs qui seront fatalement déçus), de mettre dans sa poche toute proposition anticapitaliste (réputées inaudibles), pour rassembler (jusqu’au centre-droit ?) et obtenir une victoire électorale.
Plusieurs choses doivent être opposées à cette logique. Tout d’abord, comme l’a souvent écrit Daniel Bensaïd, notamment dans sa critique du gouvernement de « gauche plurielle » dirigé par Lionel Jospin, « le moindre mal est souvent le plus court chemin vers le pire ». Dans nombre de situations historiques, c’est ainsi en se drapant dans un (faux) « réalisme » que la gauche a désespéré celles et ceux qui, par millions, croyaient en elle et favorisé le retour en force des forces conservatrices, voire carrément réactionnaires ou fascistes. Se refusant à avancer, c’est-à-dire à affronter les classes possédantes (généralement par peur d’aller vers un inévitable conflit), elle offrit bien souvent le spectacle d’une pathétique reculade qui, non seulement prépara les pires défaites à court-terme, mais finit par engloutir les idées mêmes de « gauche » ou de « socialisme ».
Pour ne prendre que des exemples nationaux[2] : ce fut bien en décrétant la « pause » en février 1937 que Léon Blum permit aux classes possédantes, à la droite mais aussi à l’extrême droite, de reprendre confiance, de se débarrasser rapidement des acquis de la grève de 1936 et d’aller jusqu’à imposer en 1940 une dictature fasciste, profitant de la défaite militaire. Ce fut également le cas lorsque le PS décida d’opérer le tournant de la « rigueur » au début des années 1980, qui désorienta et démoralisa profondément les classes populaires, favorisant le retour de la droite au pouvoir et la montée du Front national. De même, lorsque Lionel Jospin accepta le traité d’Amsterdam, lorsqu’il privatisa plus que la droite, lorsqu’il refusa d’affronter les actionnaires qui licenciaient (en prétextant que « l’État ne peut pas tout »), etc., l’effet fut à nouveau la désertion des classes populaires, et le FN au 2nd tour de l’élection présidentielle. Le hollandisme eut le même effet : une victoire de plus des néolibéraux, bien décidés avec Macron à aller aussi loin que possible dans la destruction des conquêtes sociales des travailleur/euses, et une nouvelle progression de l’extrême droite.
Par ailleurs, contrairement à un lieu commun sans cesse ânonné par les réformistes, ce ne sont pas les forces de centre-gauche qui ont obtenu des avancées sociales pour les travailleur/euses du fait de leur politique du moindre mal ou en acceptant, eux, de mettre « les mains dans le cambouis » (étrange d’ailleurs cet entichement pour le « cambouis »…). Doit-on rappeler, par exemple, que la plupart des conquêtes dites du « Front populaire » ne figuraient pas au programme dudit front mais furent imposées par la grande grève avec occupations de mai-juin 36, à laquelle le nouveau gouvernement, PCF compris par la voix de Maurice Thorez, s’empressa d’ailleurs de mettre fin (avec difficulté) ?
Mais au-delà des exemples historiques, il est tout simplement douteux que le capital accepte de « lâcher » quoi que ce soit de substantiel sans la perception par les classes possédantes – au niveau national ou international – d’une menace révolutionnaire. De ce point de vue, même l’accès au pouvoir du PS en 1981 et les quelques mesures positives qui furent prises dans les premiers mois demeurent incompréhensibles sans l’extraordinaire séquence de lutte allant de 1967 à la fin des années 1970. Or celle-ci fut stimulée non par l’activité parlementaire des réformistes mais par l’action de centaines de milliers de militants ouvriers et de groupes révolutionnaires employant les méthodes de la lutte des classes – dans les entreprises, dans les quartiers, dans les lieux d’étude.
À se contenter de demi-mesures et de vagues déclarations d’intention, on n’amadoue pas le capital, on ne le dispose pas à la tendresse ou aux compromis : on lui signifie qu’on n’est nullement prêt à engager le combat, on lui fait comprendre que l’on cèdera à ses exigences fondamentales, et ainsi on se condamne immanquablement à la défaite.
Dans une situation marquée par une très profonde crise politique et par une séquence de lutte quasi-ininterrompue depuis 2016, l’heure n’est pas à la définition d’un plus petit dénominateur commun mais à la reconstruction d’une alternative politique qui s’affirme explicitement comme menace pour les intérêts des possédants. Il ne peut donc être question pour la gauche radicale de nouer des alliances politiques avec des forces qui n’aspirent en rien à une rupture avec le néolibéralisme. Ce fut déjà l’erreur d’une des principales organisations politiques qui étaient partie prenante du mouvement altermondialiste au début des années 2000, Rifondazione comunista en Italie. Se mettant à la remorque des néolibéraux (Prodi & co), acceptant de voter (notamment) des mesures d’austérité et la participation des troupes italiennes à l’occupation de l’Afghanistan, cette force sombra complètement, signant la quasi-disparition de la gauche sur la scène électorale italienne.
Alors que des centaines de milliers de personnes se sont engagées dans les luttes sociales et politiques des dernières années (dont rien n’est dit, d’ailleurs, dans cet appel !), que des millions semblent disponibles à l’idée, encore éminemment vague, de rompre avec le cours néolibéral du monde et d’aller vers autre chose, faut-il contribuer à aiguiser la conscience anticapitaliste et travailler à la diffusion d’un sens commun écosocialiste, ou faire régresser cette conscience au niveau de l’aspiration à un capitalisme un peu moins destructeur en ne donnant comme horizon aux populations qu’une austérité assouplie ?
S’il est pleinement légitime de refuser le sectarisme et le splendide isolement dans lequel on voudrait maintenir la gauche radicale, cela ne doit pas conduire à semer ou entretenir des illusions. De ce point de vue, l’appel signé notamment par la CGT, Solidaires, Attac, Copernic, Greenpeace, les Amis de la Terre, etc., pouvait constituer un point d’appui utile en mettant en avant de justes revendications d’urgence et en proposant de se mobiliser de manière unitaire pour les imposer, sans prétendre constituer la base d’un projet gouvernemental. À l’inverse, l’appel des 150 fait fausse route sur les deux versants : celui de l’urgence comme du projet politique. Là où il nous faut, par nos luttes et la bataille des idées, mettre définitivement au rebut l’idée qu’il n’y aurait aucune alternative au monde tel qu’il va (mal), démontrer la nécessité d’une rupture politique avec le capitalisme racial, patriarcal et écocide, cet appel refuse de prendre la mesure du désastre présent et à venir, ne propose qu’une politique de la frousse (du couple Macron-Le Pen), et sonne comme un renoncement à toute politique d’émancipation.

Notes

[1] On pourrait d’ailleurs évoquer ici l’obstination avec laquelle le PS n’a cessé de promettre depuis 1981 le droit de vote des étrangers dits aujourd’hui « extra-communautaires » pour leur refuser ce droit une fois au pouvoir. L’appel se refuse sur ce point à promettre quoi que ce soit.
[2] Je laisserai ici l’exemple de la social-démocratie allemande (SPD). On oublie bien souvent que la responsabilité de la tragédie allemande lui revient en premier lieu, ne serait-ce que parce qu’elle constituait la principale force politique de gauche dans l’Allemagne des années 1930. C’est sous couvert de « moindre mal » et de « réalisme », et en refusant toute forme d’unité avec les communistes (qui la refusaient tout autant, du fait de la politique sectaire décidée par Staline mais aussi parce que le souvenir du massacre de l’insurrection ouvrière de 1918-1919, décidé par les sociaux-démocrates, restait vivace parmi les communistes), que le SPD resta pour l’essentiel l’arme au pied lors de la montée du nazisme alors qu’elle disposait d’énormes bataillons militants (y compris organisés militairement sous la forme de milices qui auraient pu résister aux SA) et contrôlaient la principale centrale syndicale.