dimanche 20 décembre 2020

1920


Revue L’Anticapitaliste n°121 (décembre 2020)

 

1920, le congrès de Tours et la naissance du PCF : scission entre réformistes ou moment révolutionnaire ?

Contrairement à la postérité symbolique de la date du Congrès de Tours de 1920 dans l’imaginaire des militants politiques et syndicaux, les débats politiques et stratégiques qui l’ont constitué restent relativement absents de notre formation historique et méconnus au sein de l’extrême gauche (en dehors du Parti communiste évidemment plus familier de cet héritage). C’est pourtant un moment capital où de nombreux débats ont lieu dans le contexte de la vague révolutionnaire qui a suivi la Première Guerre mondiale.

 

Sans doute aveuglés par la multiplication des expériences et des crises révolutionnaires en Europe, et particulièrement autour de la Révolution russe de 1917, le congrès de Tours a pu ainsi passer inaperçu dans cette période si riche. Il a pu même parfois être considéré comme se résumant simplement à la conséquence attendue d’une situation historique déjà tranchée par les évènements. L’enjeu a pu ainsi être balayé, selon divers courants du mouvement ouvrier, par l’idée que ce congrès n’était qu’une scission entre différents courants réformistes, sans leçons théoriques pour les révolutionnaires, ou bien encore qu’elle fut la première preuve d’une révolution russe autoritaire et bureaucratisée par essence. Ou bien encore, passé au filtre de l’optimisme volontaire de notre courant politique : se pourrait-il que ce congrès soit le dernier moment révolutionnaire de la jeune IIIe Internationale, dans la perspective de la construction d’un parti mondial pour la révolution ?

La Deuxième Internationale

La Deuxième Internationale s’était constituée en 1889, dans une phase de croissance sans précédent de la classe ouvrière. Une croissance à la fois numérique, dans le cadre du développement du capitalisme européen et occidental dans la période dite de révolution industrielle, avec le développement de concentrations ouvrières de plus en plus importantes, mais également une évolution qualitative de la conscience de classe autour d’un essor politique et organisationnel sans précédent. Le SPD (Parti social-démocrate) allemand, un parti de plusieurs centaines de milliers de membres, reste à cette époque le modèle de construction pour la Deuxième Internationale. Il jouit par ailleurs d’une aura importante car il apparait dans le reste du mouvement ouvrier international comme le parti de masse héritier direct de Marx et Engels. Il est déterminant dans la conception d’une Deuxième Internationale très marquée par la question des nations et le poids et l’autonomie respective des partis nationaux. Bref, elle est essentiellement à cette époque une fédération d’organisations assez peu structurée et centralisée. Elle va cependant être heurtée de plein fouet par deux évènements majeurs : 1914 et le début de la guerre, puis en 1917 par l’explosion de la révolution russe.

Août 1914 : la faillite de la Deuxième internationale et le vote des crédits de guerre

L’assassinat de Jaurès le 31 juillet 1914 marque symboliquement la défaite du courant du mouvement ouvrier opposé à la guerre impérialiste. Les résolutions socialistes, pourtant votées et discutés les années précédentes1, sont rapidement oubliées et balayées dans le vote des crédits de guerre.

Il y eu certes, à la veille de la guerre, de manifestations puissantes de travailleurs organisées pour s’y opposer dans les principales puissances mais qui furent, avec le renfort d’une partie importante des dirigeants du mouvement ouvrier socialiste et syndical, rapidement contenues. Dès juillet 1914, des socialistes entraient au gouvernement et participaient à envoyer des millions d’ouvriers à la mort dans la boucherie que fut la Première Guerre mondiale. Cette tendance menée entre autres par Léon Blum et Guesde aura jeté les masses ouvrières dans l’impasse mortifère de l’unité patriotique, de « l’Union sacrée ». La CGT également, même si elle ne rentre pas au gouvernement et à l’exception d’une petite minorité, finit également par se rallier à l’union sacrée.

Cette trahison a évidemment des conséquences durables et profondes sur le mouvement ouvrier européen et ses organisations. Déjà car une large partie du prolétariat est décimée dans ce massacre, mais également car le prolétariat ressort idéologiquement désarmé par les idées nationalistes de défense de son propre impérialisme et d’alliance au service de sa propre bourgeoisie. Pourtant, une minorité des militants socialistes (dite « minorité de guerre » dans la Section française de l’Internationale ouvrière) et même plusieurs tendances du mouvement ouvrier tentent de creuser une brèche dans le consensus chauvin. Les opposants à la guerre s’organisent ainsi à une échelle internationale, notamment autour de la conférence de Zimmerwald.2 Ils se retrouveront également au sein des débats du congrès de Tours autour des tendances dites « internationalistes ».

Fondation de la IIIe Internationale : la nécessité d’une internationale pour la révolution prolétarienne

L’année 1919 voit le congrès de fondation de la IIIe Internationale ou Internationale Communiste (IC). Celle-ci est fondée, à la différence des Première et Deuxième, sous l’impulsion de la révolution d’Octobre 1917, sur une base théorique très délimitée ; c’est-à-dire pour diriger les luttes révolutionnaires3. Elle tient ses quatre premiers congrès en mars 1919, juillet 1920, juin 1921 et novembre 1922, dans une période de vague révolutionnaire qui traverse l’Europe. Période qui commence avec la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917 et la mise en place d’un État ouvrier en Russie. L’Allemagne connait une première crise révolutionnaire en 1918, puis en 1919 autour du soulèvement spartakiste, l’Italie voit la mise en place du premier conseil ouvrier à Turin en septembre 1919, puis d’un mouvement d’occupation des usines dans le nord du pays à l’été 19204. Une révolution éclate également en Hongrie, cette même année… En France, une grève générale commence autour de la grève historique des cheminots de février-mars 1920 mais qui sera elle aussi mise en échec en mai (en partie à cause de la trahison d’une partie de la direction de la CGT).

La révolution de 1917, l’existence de l’IC et leurs conséquences dans le mouvement ouvrier international, sont ainsi évidemment au centre des débats du congrès de Tours qui s’ouvre en France en 1920. Même si toutes ses tendances saluent la révolution russe le débat se focalise autour de savoir si celle-ci peut être considérée comme un modèle reproductible, notamment quant à ma construction du parti révolutionnaire bolchevik d’un point de vue organisationnel et programmatique.

Début du congrès de Tours : du 25 au 30 décembre 1920

Au nom de la SFIO, Marcel Cachin et Louis-Oscar Frossard s’étaient rendus à Moscou en juin et juillet 1920 pour assister au congrès de l’IC. L’une des principales décisions du Congrès est la définition des « conditions d’admission des Partis dans l’Internationale communiste », un document passé à la postérité comme « les 21 conditions » : contrôle de la presse du parti, des élus, élimination des réformistes et des centristes des postes de responsabilité, propagande au sein de l’armée, soutien aux luttes des colonisés, création de fractions communistes dans les syndicats, épuration périodique du parti, caractère obligatoire des décisions de l’Internationale, etc. Les conditions vont au-delà de la définition d’un programme révolutionnaire mais avancent sur le type d’organisation à construire. Leur objectif est sans ambiguïté : provoquer la scission entre le courant réformiste – ou « centriste » – et révolutionnaire car, comme l’affirme le préambule des 21 conditions, « l’Internationale communiste est menacée de l’envahissement de groupes indécis et hésitants qui n’ont pas encore pu rompre avec l’idéologie de la 2e Internationale ». L’adhésion ou non à ces conditions et donc à l’IC sont ainsi ensuite au centre des débats du congrès de Tours.

Plusieurs tendances s’y affrontent autour de ces débats. Sont présents d’un côté les réformistes de gouvernement (autour de Marcel Sembat ou Blum) qu’on appelle « les majoritaires de guerre » mais qui sont également identifiés comme la « résistance à l’adhésion » à l’IC. La fraction « Cachin-Frossard », revenant de Moscou, défend « la résolution présentée par le Comité de la 3e Internationale et par la fraction Cachin-Frossard » qui propose l’adhésion aux « 21 conditions ». À côté de cela, existe également une fraction centriste appelée « centre reconstructeur » autour de Jean Longuet et Paul Faure, favorables en principe à l’adhésion mais plus que réservés sur « les conditions ». Enfin, la tendance dite de gauche est très peu présente dans les débats car nombre de ses dirigeants sont à ce moment en prison, suite à la défaite et la répression féroce de la grève des cheminots de 1920. Le spectre de Zinoviev et de l’Internationale Communiste flotte sur l’ensemble des débats, et Clara Zetkin (elle-même en fuite car recherchée par toutes les polices d’Europe) ouvre le congrès par un discours très chaleureusement applaudi.

L’issue du Congrès est connue dès le début. Elle est déjà scellée par les votes des militants dans les sections locales et ce congrès enregistre ainsi une large majorité pour l’adhésion, avec pour conséquence également déjà connue la scission, dont seule l’ampleur reste l’enjeu des débats du congrès.

Les conséquences du Congrès de Tours

Le congrès de Tours scelle la trahison et l’échec de la stratégie réformiste au sein du mouvement ouvrier. En effet, la question de la guerre concentrait tragiquement de nombreux problèmes politiques stratégiques autour du rapport de la classe ouvrière avec les autres classes, mais également du parti ouvrier avec l’État et le gouvernement. De l’autre côté, il entérine la fondation du Parti communiste (PC-SFIC, Parti communiste – section française de l’Internationale communiste, avant de devenir Parti communiste français en 1943) mais également sa subordination presque totale à la politique de l’Internationale communiste. Comme évoquée précédemment, de longs débats existent au sein du mouvement ouvrier actuel afin de déterminer si « le ver (du stalinisme) était déjà dans le fruit (de la 3e Internationale) » lors du congrès de Tours. De fait, les 21 conditions, qui sont les « conditions d’admission des Partis dans l’Internationale communiste » imposées par le parti russe relèvent d’une forme d’autoritarisme qui peut paraitre aujourd’hui choquant, particulièrement en ce qui concernent la démocratie interne du parti. Mais ces conditions sont à replacer dans le contexte politique des années 20.

Dans une période de crise révolutionnaire profonde, partout en Europe, et au lendemain de la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie en 1917, les militants révolutionnaires se posent la question de construire un parti international qui soit un outil pour la révolution mondiale : ce sera l’Internationale Communiste. Pour sauver la jeune révolution russe, ils ont besoin que celle-ci s’étende, au-delà de leurs frontières, jusque dans le cœur du capitalisme (France, Allemagne…). Ils en ont besoin également afin d’inverser un processus de bureaucratisation initié par la situation de dénuement et d’isolement de la Russie face aux grandes puissances impérialistes frontalières.

Le Congrès de Tours et la fondation du PC incarnent la tentative par les révolutionnaires de se saisir à la fois de la responsabilité que fait peser sur la classe ouvrière cette crise majeure du capitalisme, mais également l’opportunité sans précédent que cette période ouvrait. Il est, en un sens, l’un de ces « courts moments révolutionnaires » (comme l’a nommé Julien Chuzeville) dont nous nous revendiquons encore aujourd’hui au NPA. Une voix et un projet aussi révolutionnaires que démocratiques, antistaliniens, comme continuèrent de le porter Léon Trotsky et « l’opposition de gauche » contre la bureaucratisation du tout jeune État ouvrier d’URSS. Un projet qui reste pour nous toujours autant d’actualité, sinon plus dans cette période de crise profonde du capitalisme ! Certes, un moment et une perspective révolutionnaire rapidement confisquée par la bureaucratie stalinienne qui eut vite fait de s’ériger en rempart contre les révoltes et révolutions populaires de ce siècle. Celle-ci précipita les égarements nationalistes qui avaient pourtant déjà mené à la scission du congrès de Tours. Cette fois encore « nous avons gagné le droit précieux de recommencer »5 mais non sans avoir pu essayer de tirer les bilans des échecs et des apports de cette période fondamentale du mouvement ouvrier. Ce dossier en est une tentative modeste