DANS LE RÉTRO ,
paru dans le quotidien LIBERATION
L'usine PSA d'Aulnay sous influence islamiste ? Un argument qui remonte à 1983
Par Frantz Durupt — 3 janvier 2017
Trente-quatre ans avant la sortie de Jean-Christophe Lagarde sur la fermeture de l'usine PSA d'Aulnay, trois ministres socialistes, dont Pierre Mauroy, avaient pointé l'influence supposée de l'islamisme dans cette usine. Un épisode que certains voient comme le point de départ d'un nouveau discours islamophobe.
L'usine PSA d'Aulnay sous influence islamiste ? Un argument qui remonte à 1983
Scoop du président de l’UDI, Jean-Christophe Lagarde : mardi matin sur France Info, il a expliqué que la fermeture de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), en 2013, était liée à une «omniprésence religieuse et au fait qu’il y avait des exigences religieuses au travail, d’arrêt de travail, de baisse de productivité» – alors que la direction avançait, elle, des raisons économiques. Qu’entendait-il par là ? N’ayant pas été relancé par les journalistes, il n’a pas précisé sa pensée. Mais ce disant, il a ravivé le souvenir d’un épisode survenu en 1983, alors que de nombreux ouvriers immigrés se mobilisaient pour de meilleures conditions de travail et plus de liberté syndicale.
Retour en arrière : à l’époque, ce n’était pas le président d’un parti centriste, mais trois ministres socialistes qui avaient accusé des ouvriers grévistes de l’automobile d’être «agités par des groupes religieux», d’être «des intégristes», ou encore les enjoignirent, en tant qu’«hôtes de la France», à «jouer le jeu de l’entreprise et celui de la nation». Ces ministres s’appelaient Pierre Mauroy (il était alors le Premier d’entre eux), Gaston Defferre (Intérieur) et Jean Auroux (Travail). Les grévistes, eux, étaient pour la plupart des travailleurs immigrés, venus du Maroc, d’Algérie, de Mauritanie, du Mali ou de Turquie. Aujourd’hui, les propos semblent presque banals, même dans la bouche de responsables de gauche. A l’époque, ils semblaient sortir un peu de nulle part.
La polémique débute le 26 janvier 1983. Le ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, s’exprime sur Europe 1. Le sujet ? Les grèves des ouvriers de l’automobile de la région parisienne, qui ont commencé en avril 1982. Cinq semaines chez Citroën à Aulnay, cinq semaines chez Talbot à Poissy, puis une conflictualité qui dure, et un mouvement chez Renault à Flins pour débuter l’année 83. Comment expliquer la force et la longévité de ces mouvements ? Defferre évoque «des grèves saintes d’intégristes, de musulmans, de chiites». Il semble alors ignorer que les chiites sont rarissimes en France. Mais le terme est à la mode : après tout, comme le raconte Thomas Deltombe dans son livre L’Islam imaginaire, la révolution en Iran a eu lieu seulement trois ans auparavant, faisant découvrir aux médias et leur public des mots comme «ayatollah», «mollah» ou encore «tchador» et, donc, «chiite». A cette occasion aussi ont émergé pour de bon les débats sur la nature de «l’islam» : est-il fondamentalement mauvais, fondamentalement bon, ou bien un peu des deux ? Sur les plateaux de télévision et de radio, l’exégèse du Coran est devenue un exercice banal.
Le 27 janvier, le Premier ministre Pierre Mauroy complète les propos de Defferre : «Les principales difficultés qui demeurent sont posées par des travailleurs immigrés dont je ne méconnais pas les problèmes mais qui, il faut bien le constater, sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales.»
«Pourquoi je devrais me cacher ?»
Les propos des deux ministres ont de quoi surprendre. Certes, de très nombreux grévistes sont d’origine étrangère : on compte par exemple 78% d’étrangers parmi les ouvriers chez Citroën à Aulnay, et 55 % chez Talbot à Poissy, selon l'historien Vincent Gay, auteur d’un article très complet, qui a soutenu sa thèse sur le sujet en novembre 2016. Mais depuis le début du conflit, les mots d’ordre sont avant tout sociaux : hausse des salaires, liberté syndicale et dignité.
Pour comprendre comment ce sujet surgit en janvier 1983, il faut remonter au début du mouvement social chez Citroën, en avril 1982. Arrivé du Maroc en 1973, à 19 ans, Abdallah Moubine travaille alors dans l’usine d’Aulnay depuis neuf ans. En 2016, retraité depuis un an et demi, il raconte à Libération que parmi les revendications, «la dignité», c’était pour «changer la façon dont on traitait les immigrés». «Quand j’ai commencé, il me fallait une carte de travailleur. On m’a dit qu’elle n’était pas encore prête, que pour l’obtenir, je devais aller voir la CSL», Confédération des syndicats libres, en fait un syndicat aux mains du patronat. «Il a fallu que j’adhère à la CSL pour avoir ma carte. Quand je l’ai eue, j’ai vu qu’ils avaient antidaté le document : il était disponible depuis le jour de mon arrivée.»
Au début des années 1980, Abdallah Moubine adhère à la CGT, comme des centaines d’autres ouvriers. La CGT a en effet repris une des demandes des OS : l’ouverture d’une salle de prière, comme il en existe depuis 1976 chez Renault Billancourt, et à Poissy depuis 1978. «C’était une demande de reconnaissance : pourquoi je devrais prier entre les machines ? Pourquoi je devrais me cacher ?» résume Abdallah Moubine.
La demande est intégrée à l’ensemble des revendications. «La reconnaissance de la liberté syndicale, sociale ou politique des ouvriers n’était pas exclusive de leur liberté religieuse», dit aujourd’hui Joël Biard, alors secrétaire départemental du syndicat. «La demande d’avoir des salles de prière a été faite par la CGT de Citroën», ajoute-t-il. Mais il est catégorique : «à l’intérieur de l’entreprise, il n’y a eu aucune manipulation religieuse, aucun groupe religieux même. C’était un conflit de classe, sans ethnicisation.» «La revendication de la prière, c’était seulement pour déclarer qu’on existe», dit aussi Abdallah Moubine.
L’islam comme facteur d’explication
Chez Citroën puis chez Talbot, les grévistes obtiennent gain de cause sur plusieurs de leurs revendications (dont la salle de prière à Aulnay), après l’intervention d’un médiateur nommé par le gouvernement. Mais le conflit perdure, sous une autre forme, avec des arrêts de travail, des débrayages, des actions ponctuelles… Pendant ce temps, le patronat s’active. «Assez vite, dès juillet 1982 en fait, et notamment chez PSA (qui possède à la fois Citroën et Talbot), l’explication patronale va tourner autour du "fait musulman dans l’entreprise"», raconte Vincent Gay, qui a exhumé de nombreux documents d’époque.
Ainsi, une note interne à la direction de PSA rédigée le 16 juillet 1982, quelques jours après la fin de la grève chez Talbot, tente d’analyser ce qui apparaît à ses yeux comme un changement dans le comportement de la «forte minorité musulmane» – les travailleurs sont donc identifiés par leur religion supposée. Elle avance l’idée que «l’un des principaux buts de la CGT est la mainmise sur l’élément musulman», car «l’ensemble de la propagande cégétiste a été focalisé sur l’aspect islamique». Elle avance aussi la «présence d’un sorcier à Poissy», ou un «appel à la grève sainte».
Une autre note, écrite par les services de renseignements internes de l’usine Talbot, relate ceci : «Aujourd’hui, un fait nouveau est constaté. Un individu agitant un drapeau de couleur verte mais toujours marqué d’un autocollant CGT prononce et scande des slogans à caractère religieux en poussant des cris en arabe du genre "tchi-add !" (sic) ; […] il imprime la cadence avec son drapeau vert qui peut rappeler les couleurs de l’islam. […] Celui qui tient le drapeau vert invoque surtout donc des paroles à caractère religieux beaucoup plus que des revendications à titre syndical invoquées jusqu’à présent.»
De leur côté, les renseignements généraux (RG) aussi «font des rapports évoquant "l’islam ouvrier"» en axant plus leur analyse, empreinte de géopolitique, sur des liens supposés entre des grévistes et la révolution iranienne, qui imprègne encore les esprits. En définitive, la lecture du conflit sous l’angle religieux va infuser aussi bien dans les milieux policiers que gouvernementaux, notamment grâce à la visite d’un dirigeant de PSA dans plusieurs ministères, en juillet, afin de relater ce que les notes internes lui ont appris.
«Quelle mouche a piqué Mauroy et Defferre ?»
C’est ainsi qu’en janvier 1983, après presque un an de conflit, et alors que l’usine de Renault à Flins est à son tour en grève, Gaston Defferre et Pierre Mauroy entonnent le refrain de la manipulation «intégriste». Leurs accusations scandalisent les syndicats ainsi que de nombreuses associations, et suscitent l’incompréhension d’une partie de la presse. Pour Le Monde, Pierre Mauroy a déclaré «une phrase de trop». «Immigrés et islamisme : quelle mouche a piqué Mauroy et Defferre ?» s’interroge Libération dans son événement du 1er février 1983. Dans son éditorial, le directeur du journal, Serge July, s’alarme de l’arrivée d’un «nuage radioactif sur la France» : celui du racisme. «Les victimes sont déjà désignées : les Arabes», écrit-il. A l’approche des élections régionales, il souligne : «Le fait que deux dirigeants socialistes, et non des moindres […] aient pu faire une telle confusion en dit long sur un climat rampant. […] Tout se passe comme si la société française longeait une ligne de crête. A tout moment, elle peut dévaler la pente du racisme anti-arabe, et alors on ne voit pas ce qui la retiendra, ce qui pourra s’y opposer.» A l’époque, le fait que la religion musulmane soit un véhicule pour viser les Arabes sans les désigner en tant que tels apparaît clairement aux yeux de nombreux commentateurs.
Le Premier ministre Pierre Mauroy le 23 janvier 1983. AFP.
Alors, quelle mouche a piqué Defferre et Mauroy ? Dans Libé, le cabinet du second répond que «Pierre Mauroy se base sur des documents de police. Nous avons des éléments très sérieux […]. Les ouvriers sont agités par des Marocains noyautés par des Iraniens.» Pourtant, aucune preuve n’est avancée. La même mouche piquera quelques jours plus tard le ministre du Travail, Jean Auroux, et ce alors qu’entre-temps le président de la République, François Mitterrand, a appelé à «ne pas confondre les problèmes.»
Dans trois médias différents, Paris Match, L’Alsace et France Inter, Jean Auroux développe la thématique des grévistes noyautés par des «intégristes». Dans L’Alsace, il explique qu’il y a «à l’évidence, une donnée religieuse et intégriste dans les conflits que nous avons rencontrés, ce qui leur donne une tournure qui n’est pas exclusivement syndicale. […] Je m’oppose à l’institutionnalisation d’une religion quelle qu’elle soit à l’intérieur du lieu de travail. […] les immigrés sont les hôtes de la France et à ce titre ont un double devoir : jouer le jeu de l’entreprise et celui de la nation.»
«L’acte inaugural du discours islamophobe post-colonial»
Des «hôtes», dont le comportement s’expliquerait par leur appartenance religieuse réelle ou supposée, et qui «doivent jouer le jeu de l’entreprise et celui de la nation» : on voit ici se mettre en place «des référents communs» avec certains discours courants aujourd’hui, à gauche comme à droite, relève Vincent Gay. Pour Abdellali Hajjat, sociologue, co-auteur avec Marwan Mohammad d’Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le "problème musulman", il s’agit de «l’acte inaugural du discours islamophobe après la guerre d’Algérie, dans le contexte post-colonial». Car s’«il y a dans ce conflit des faits religieux indéniables», comme par la suite quand il s’agira de remettre en cause le voile ou de viser les musulmans à la suite d’attentats commis au nom de l’islam, les faits «ont été réinterprétés à l’aune d’une autre grille de lecture que la lutte des classes : on est passé de la lutte des classes à la lutte des religions, d’un conflit social à un conflit religieux.»
Pour comprendre ce changement de discours, il faudrait aussi, analysent plusieurs interlocuteurs, reprendre le contexte économique de l’époque. Au début des grèves, en 1982, le gouvernement soutient, plus ou moins activement, les grévistes. «On était vraiment à l’écoute», se remémore aujourd’hui Jean Auroux. Qui explique aussi qu’il refusait, alors, de recevoir la CSL : «c’était un syndicat jaune, qui disait la même chose que le patronat». Joël Biard va plus loin, en expliquant que le «dispositif de renseignement et policier s’est mis au service des grévistes dans l’entreprise». Mais au début de l’année 1983, poursuit Biard, le gouvernement entame son virage libéral. «Sur l’automobile, c’est l’axe européen qui va primer, avec l’idée que l’Europe c’est la réindustrialisation de l’Allemagne au détriment de la France. L’ultralibéralisme à la sauce européenne prend le dessus et ne va pas dans le sens du développement industriel et de l’automobile.» En 1983 et 1984, l’industrie automobile commence en effet à licencier les salariés par milliers, notamment dans les usines qui ont fait grève. Parallèlement, le gouvernement met en place une incitation au retour au pays. Abdellali Hajjat complète : «Ce n’est pas un hasard.» Le changement de discours gouvernemental «intervient au moment où il se détache des classes populaires, y compris leur composante maghrébine. Le fait de les renvoyer à leur altérité est une manière de justifier leur licenciement, et donc leur lâchage.»
Quand on lui lit aujourd’hui ses propos de l’époque, Jean Auroux pense qu’il faudrait «les nuancer». Mais il explique que ses informations lui étaient arrivées par le biais de syndicalistes : «ils m’avaient alerté sur le fait qu’au-delà de la revendication syndicale et sociale, certains s’étaient immiscés dans le débat syndical pour donner une couleur religieuse.» Sans intention, insiste-t-il, de casser le mouvement : «Mon état d’esprit n’était pas d’arrêter le mouvement, c’était d’éviter sa dérive.» Une «dérive» dont la réalité de la menace n’a donc jamais été clairement établie.
Un langage «qui fait des immigrés eux-mêmes la cause du racisme dont ils sont victimes»
D’un point de vue politique et médiatique, Vincent Gay et Thomas Deltombe relèvent tous deux que la polémique s’est rapidement éteinte, sans faire plus de vagues. Elle n’a pas eu, en effet, la même postérité que l’affaire des lycéennes voilées de Creil, en 1989. Mais un retour sur ces événements en 2017 permet de constater la persistance, voire la naturalisation, d’un certain nombre d’arguments. Et d’être interpellé par l’actualité d’une tribune du philosophe Alain Badiou, publiée par Le Monde le 31 mars 1983, pendant la polémique. Il y écrivait :
«Nous ne saurions accepter le langage - qu’il soit celui du "trop grand nombre" d’immigrés ou, plus mesuré, celui du "problème immigré" dans les cités et les écoles - qui fait des immigrés eux-mêmes la cause du racisme dont ils sont victimes. Ce langage est un lâche Munich de la vie civile : que la victime disparaisse dans un trou de souris, et l’agresseur sera neutralisé ! Les immigrés ont pleinement raison d’exister, de s’organiser, de manifester, et ce sont les actes, pensées, idées, de ceux pour qui il y a "trop d’immigrés", qui sont des canailleries. Il faudrait, tout de même, que cela aille de soi !»
Pour Thomas Deltombe, l’épisode de 1983 a été le point de départ du remplacement, dans de nombreux discours xénophobes, du mot «immigrés» par celui de «musulmans». Si les mots ont évolué, les intentions, elles, demeurent les mêmes.
Frantz Durupt