Youcef Brakni : « Assa Traoré est devenue une figure de la lutte contre les violences policières, qui incarne la justice et la dignité »
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Assa Traoré et Youcef Brakni. Crédits Photothèque rouge/JMB.
Entretien avec Youcef Brakni, du Comité Vérité et justice pour Adama Traoré. Propos recueillis le 3 juin lors de l’Anticapitaliste l’émission.
Pourquoi, à ton avis, en France, on dénonce plus
facilement les violences policières racistes aux USA que les violences
policières racistes... en France ?
Je pense que d’abord il y a la question de la distance.
C’est toujours plus facile de parler de ce qui se passe loin que de
parler de ce qui se passe ici. Et le fait de beaucoup parler des
États-Unis, de saturer les médias d’images de ce qui se passe aux
États-Unis, ça participe à la chape de plomb qui s’abat sur les
violences policières racistes et les révoltes en France.
Deuxième chose, en France on a discours soi-disant
« universaliste » : en France, on ne voit pas les couleurs ; en France,
tout le monde est pareil ; en France, il n’y a que des citoyens ; les
races n’existent pas… Alors évidemment, oui, les races biologiques
n’existent pas mais, très concrètement, la France a construit un
discours racial pour pouvoir dominer la planète. Elle l’a fait pendant
la période coloniale, pour justifier sa domination sur d’autres peuples
sur terre. On peut par exemple citer le discours de Jules Ferry [en
1885] où il expliquait ce fardeau de l’homme blanc, ce « devoir de
civiliser les races inférieures » en Afrique. C’est donc l’Occident,
l’Europe et notamment la France, qui a construit un discours racial, et
ce ne sont pas ceux qui dénoncent le discours racial et la racialisation
qui racialisent. Il ne faut pas inverser, mais c’est pourtant ce que
certains essaient de faire en France.
C’est d’ailleurs le procès que l’on essaie de faire au
Comité Adama, quand nous disons qu’il y a des similitudes entre la
situation aux États-Unis et la situation en France. Il y a des
similitudes historiques, la France elle aussi a une histoire de
l’esclavage, il y a des villes en France qui ont été construites sur
l’esclavage, je pense par exemple à Bordeaux, ou à Nantes, des villes
qui ont été construites sur l’exploitation de la traité négrière. Et il y
a bien sûr l’histoire coloniale, la France a été la deuxième puissance
coloniale dans le monde, elle a colonisé l’Afrique et une grande partie
de l’Asie. Il y a donc une histoire vis-à-vis de ces populations,
vis-à-vis des populations noires et nord-africaines, et la situation
d’aujourd’hui, les violences policières, ne viennent pas de nulle : ces
violences qui visent dans l’écrasante majorité des cas les populations
que l’on dit « racisées », c’est-à-dire noires et arabes, viennent de
cette histoire.
Donc au total, la comparaison entre la France et les
États-Unis est pertinente, même si bien évidemment on doit dire que tout
n’est pas pareil, qu’aux États-Unis il y a des questions et des
problématiques spécifiques, notamment liées au phénomène de déportation
des populations africaines vers le continent américain.
Impossible évidemment de ne pas parler de la
manifestation d’hier [mardi 2 juin] devant le Tribunal de grande
instance de Paris : des dizaines de milliers de personnes demandant
justice pour Adama et dénonçant les violences policières racistes.Tu
peux nous en parler et nous dire ce que cela signifie politiquement pour
vous ?
Pour nous c’est un tournant. On a atteint un niveau de
mobilisation inédit hier. Avec le Comité Adama, on n’en est pas à notre
coup d’essai, mais il y a eu une vraie montée en puissance depuis quatre
ans [Adama Traoré a été tué le 19 juillet 2016]. On a organisé
plusieurs événements politiques marquants, qui sont liés à une stratégie
qu’a établie depuis quatre ans vis-à-vis de différents secteurs de la
société, avec une ligne directrice, un objectif clair : imposer la
question des violences policières dans le débat public, l’imposer aux
mouvements de gauche, notamment ceux qui sont dans une optique de
conquête du pouvoir.
Concernant ces derniers, on voit bien que ces questions
les gênent, dans le sens où, de leur point de vue, ce n’est pas très
bankable, ça ne rapporterait pas de voix. Ils ont donc un discours qui
se droitise, il ne faut pas braquer les syndicats de policiers, qui sont
très puissants en France, il ne faut pas braquer les populations qui
pensent que la police les protège, alors que la police sert à contenir
les populations pauvres des quartiers populaires, les populations noires
et arabes, pour empêcher qu’elles se révoltent face à leur sort.
Avec la manifestation d’hier, on a franchi un nouveau cap,
c’est une démonstration de force. Quand même BFM-TV qualifie cette
manifestation de « démonstration de force », c’est bien qu’il se passe
quelque chose. Nous on n’en a jamais douté, on savait qu’il y avait
cette capacité de mobilisation, ce potentiel de mobilisation énorme dans
les quartiers populaires. Depuis quatre ans, on va dans les quartiers,
on s’est toujours prioritairement adressé aux quartiers populaires, on
se déplace toujours, pour chacune des marches Adama, en amont, on se
rend d’abord dans les quartiers, partout en Île-de-France, pour discuter
avec les gens, faire de la politique avec eux. On a toujours su qu’un
jour, ce serait massif. C’est ce qui s’est passé hier : une
démonstration de force de ce que peuvent faire les quartiers populaires.
Quand il y a une direction politique claire, un discours clair, ça
fonctionne, et c’est cela qui est attendu dans les quartiers. Notre mot
d’ordre était « Révolte contre le déni de justice », beaucoup nous
auraient dit « Il ne faut pas dire révolte, sinon ils vont tout brûler,
etc. » Bien au contraire ! « Révolte », c’est ce que tout le monde
devrait dire aujourd’hui. Parce que quand un jeune homme meurt, le jour
de ses 24 ans, tué par des gendarmes, ou quand d’autres, en moto, sont
percutés, finissent écrasés… tout le monde devrait être révolté, et ce
devrait être le mot d’ordre de toutes les organisations, politiques,
syndicales, associatives, etc.
Mais malheureusement, et cela démontre aussi notre
capacité de mobilisation car le rassemblement d’hier on l’a organisé
seuls, ce que je constate, et là je ne parle pas du NPA, qui est
toujours là, ni des groupes qu’on a l’habitude de voir, c’est que des
gens comme Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, etc., parlent du
rassemblement après, parce qu’il y a le rapport de forces, mais il n’y
ont pas appelé avant. Et cela laisse un goût amer. Les choses étaient
claires : c’est organisé par le Comité Adama, il n’y aura pas de
récupération, et en fait je pense que c’est pour cela qu’ils n’ont pas
appelé, parce qu’il n’y avait pas de possibilité de récupération, et je
trouve ça lamentable. Mais je pense que là, avec le succès d’hier, ils
ont pris un petit coup de pression.
Ce qui était frappant lors du rassemblement, au-delà du
nombre de gens, c’est le nombre impressionnant de jeunes, des
quartiers, raciséEs, avec notamment beaucoup de jeunes femmes.
Énormément de jeunes femmes oui, et cela s’explique par
une chose très simple : aujourd’hui, Assa Traoré est devenue une figure
de la lutte contre les violences policières, qui incarne la justice et
la dignité. Elle est devenue un puissant moteur d’identification pour
ces jeunes femmes. Quand les populations des quartiers populaires se
sentent représentées, par quelqu’un qui parle le discours qu’elles
veulent entendre, direct, radical, franc, sans concession, ça marche,
les gens viennent dans la rue, se mobilisent. C’est aussi une réponse à
ceux qui disaient que les quartiers populaires sont résignés, qu’il n’y a
pas de politique dans les quartiers : hier, ça a été la démonstration
du contraire.
Un dernier mot autour de « l’affaire » Adama. Où en est-on sur le plan judiciaire ? Quelles sont les prochaines échéances ?
Oui, c’est important, car il ne faut pas oublier que le
rassemblement d’hier était organisé suite à une nouvelle expertise
bidonnée [affirmant que les gendarmes n’étaient pas responsables de la
mort d’Adama Traoré], réalisée par des charlatans, car je refuse de les
appeler des experts, des personnes complices, qui rendent des expertises
absurdes alors que les plus grands experts se sont déjà prononcés. On
remarque d’ailleurs que c’est le même procédé qui est employé aux
États-Unis avec George Floyd, avec une expertise qui dit qu’il est mort
d’une pathologie cardiaque alors qu’on a des vidéos, tandis qu’une
expertise indépendante explique qu’il est mort à cause du plaquage
ventral : c’est exactement la même chose que ce qui se passe avec Adama
Traoré.
Clairement, avec cette expertise bidon, l’objectif des
juges était de rendre un non-lieu. Et mardi, une heure avant le début du
rassemblement, les résultats d’une expertise indépendante que l’on
avait demandée sont tombés, qui contredisent complètement les résultats
de l’expertise bidon expliquant qu’Adama serait mort d’une pathologie
cardiaque. Dans ces circonstances, ça va être compliqué pour les juges
de rendre un non-lieu. On est venus à leur porte en appelant à se
rassembler devant le tribunal, on était plus de 40 000, et s’il faut le
refaire on le refera.