dimanche 31 mars 2024

logement

 

Logement : fin de la trêve hivernale, la guerre aux pauvres redémarre !

Campement de sans abri sous le pont Louis-Philippe à Paris. Source : Wikipedia, photo de FreCha

Comme tous les ans, le 31 mars signe la fin de la « trêve hivernale » : les propriétaires peuvent jeter à la rue leurs locataires qui ne parviennent plus à payer leur loyer. Plusieurs manifestations ont été organisées ce week-end des 30 mars au 1er avril, dans de nombreuses villes par le DAL (Droit au logement) et autres associations pour protester contre le manque de logements sociaux et mobiliser contre les expulsions qui risquent de se multiplier dans les prochaines semaines.

Cette année, 140 000 personnes sont menacées d’expulsion, alors que les mises à exécution s’accroissent chaque année. Et cette année ne fera sans doute pas exception, entre la flambée des prix qui comprime les budgets d’une part, et la loi dite « anti-squat » adoptée en juillet dernier, sur proposition des députés Guillaume Kasbarian et Aurore Bergé, devenus, depuis ce haut fait, ministres respectivement du logement et de l’égalité. Cette loi aggrave d’une part les peines encourues en cas de squat, mais accélère aussi les procédures d’expulsion pour loyers impayés, tout en menaçant de prison les locataires déboutés qui ne quitteraient pas d’eux-mêmes leur logement pour se retrouver à la rue1. Une nouvelle vague de personnes et de familles risque donc de rejoindre les 330 000 personnes sans domicile actuellement dénombrées en France, soit plus de deux fois plus qu’il y a dix ans.

Cette année, s’y ajoute l’avidité de propriétaires alléchés par la flambée des prix de la location de courte durée en région parisienne à l’occasion des Jeux olympiques. Durant un mois, les logements pourront s’y louer 10 à 15 fois le loyer habituel. Si bien que les ruptures de bail se sont multipliées, dont 23 % sont estimées frauduleuses par l’agence départementale d’information sur le logement (contre 19 % en temps « ordinaires »).

Le logement, un bien de luxe

Se loger dans les grandes villes est devenu quasiment impossible aux classes populaires, repoussées de plus en plus loin dans les banlieues. À Paris, le loyer moyen d’un T2 est de 1 027 euros hors charges pour un logement non meublé dans le parc privé. Sans compter toutes les garanties qu’exigent les propriétaires, qui obligent souvent les plus précaires à payer des loyers encore plus exorbitants auprès de marchands de sommeil.

À cela, il faut ajouter l’électricité et le gaz pour le chauffage et la cuisine. Avec la flambée des prix de l’énergie, la part des ménages incapables de maintenir une température adéquate dans le logement a bondi de 6 % jusqu’en 2021 à 11 % en 2022, et de 16 % à 24 % parmi les ménages pauvres.

En 2017, les ménages parmi les 25 % les plus pauvres devaient consacrer en moyenne 45 % de leurs revenus pour se loger dans le parc privé et autant pour les quelques-uns tentant d’accéder à la propriété, contre 33 % en 2001. La moyenne pour l’ensemble des ménages est passée de 24 % à 29 % sur la même période.

L’effort est moindre dans le logement social, bien qu’il représente encore le quart du revenu pour les ménages, et 29 % pour le quart le plus pauvre. Mais encore faut-il pouvoir accéder aux HLM, alors que 2,4 millions de demandes sont en attente, dont 93 000 jugées prioritaires au titre du « droit au logement opposable » (Dalo), une loi censée obliger l’État à garantir un logement à des personnes ou familles les plus mal logées ou sans logement. Il y a pourtant 3,1 millions de logements vacants selon l’Insee, un chiffre qui augmente lui aussi d’année en année.

Le logement social remplacé par « l’intermédiaire »… pour le bonheur des promoteurs

L’accès au logement HLM est de plus en plus compliqué quand les bas salaires deviennent la norme et que les logements manquent. La loi SRU de 2000 obligeait les communes des grandes agglomérations à disposer de 25 % de logements HLM. Un chiffre déjà insuffisant quand deux tiers de la population serait éligible en théorie. Mais, faute de contraintes réelles imposées par la loi, nombre de communes ne respectent même pas ce seuil et la construction de logements HLM n’a fait que s’effondrer ces dernières décennies. La satisfaction des demandes de logement social est de 17 % en 2022, contre 22 % en 2018, et ce sont les plus pauvres parmi les pauvres qui sont les premiers écartés.

La « crise » du logement s’accentue de jour en jour. Les mises en chantier de nouveaux logements sont actuellement au plus bas, affectés par l’effet cumulé de la hausse des prix immobiliers, de la baisse de revenu des acheteurs potentiels et de la hausse des taux d’intérêt. Pourtant, l’État poursuit son désengagement. Macron a mieux à faire : le gouvernement vient encore de décider de consacrer à la relance de l’industrie d’armement une partie des ressources du livret A, qui servait en théorie à financer les HLM.

Pour donner le change, le gouvernement met un peu de cosmétique, en appuyant essentiellement le logement « intermédiaire », pour ces fameuses « classes moyennes », cette clientèle électorale favorite. Cela comporte notamment le classement de 800 communes en « zone tendue », élargissant l’accès aux prêts à taux zéro. Les mêmes communes seraient incitées à promouvoir la construction de logements locatifs « intermédiaires », loués entre 10 % et 15 % moins cher que dans le secteur privé à ceux qui dépassent les plafonds des HLM. Sauf que ces logements « intermédiaires » ne se substitueraient pas au privé… mais bien aux HLM ! Aggravant encore le problème des classes populaires. Attal a ainsi annoncé vouloir comptabiliser ces logements intermédiaires dans l’obligation de 25 % de logements sociaux des communes. Et l’aide au logement « intermédiaire » pourra aussi consister à vendre à prix raisonnable une partie du parc social de la ville… Et c’est encore un milliard d’euros que le gouvernement met sur la table pour la construction de logements intermédiaires, plus rentables que les HLM pour les promoteurs immobiliers, au grand bonheur des Bouygues et autres Eiffage.

Les logements insalubres à l’honneur

Mais il faut penser aux pauvres tout de même. Comment les loger ? Dans des caves répond le gouvernement. Un décret datant du 2 juillet dernier autorise en effet la location de « logements » jugés jusque-là indignes. La hauteur sous plafond pourra ainsi descendre jusqu’à 1,80 m au lieu de 2,20 m, à la seule condition que le volume soit d’au moins 20 m3… soit une surface au sol de 3 m sur 3,6 m. Le logement ne doit plus obligatoirement inclure une pièce d’eau, ni de ventilation digne de ce nom, avec pour seule obligation une fenêtre dans une des pièces, qui « permette d’y lire par temps clair et en pleine journée sans recourir à un éclairage artificiel ». Ce décret légalise ainsi les pratiques de marchands de sommeil qui louent à la découpe des pavillons dans les banlieues populaires. Des colocations forcées auxquelles sont soumis en premier lieu les travailleurs sans papiers, qui ne peuvent accéder à des logements décents faute de statut légal. Mais il faut bien que les loueurs de caves fassent du fric et les gouvernants pourront ensuite donner des chiffres de « nouveaux » logements en hausse. Aucun être humain ne doit vivre dans la rue, ni dans un logement insalubre, trop petit, mal chauffé, humide. Une première mesure d’urgence devrait être la réquisition de tous les logements vides. Une loi existe depuis 1945, elle n’est évidemment jamais appliquée parce qu’elle va à l’encontre de la sacro-sainte propriété privée… Aujourd’hui, il y a à Paris par exemple plus de 260 000 logements vides, soit près de 20 % des logements ! Sur ces 260 000 plus de 100 000 appartiennent à des « multi propriétaires » ou spéculateurs immobiliers, un chiffre effarant mais bien à l’image de cette société capitaliste.

Olivier Belin et Maurice Spirz

 

 

1 Lire notre article : https://nouveaupartianticapitaliste.fr/contre-une-nouvelle-loi-anti-squat-le-dal-droit-au-logement-appelle-a-manifester-toutes-et-tous-le-samedi-28-janvier-place-de-la-bastille-a-15-heures/

jeudi 28 mars 2024

meeting

 

Affluence exceptionnelle au meeting du NPA : l’internationalisme en pratique !

À la manifestation de la Marche des solidarités du 23 mars à Paris

Franc succès pour le meeting internationaliste « Sans patrie, ni frontières » organisé par le Nouveau Parti anticapitaliste, samedi dernier au théâtre Le République : près de 900 personnes étaient au rendez-vous. Le même soir, hasard du calendrier, une fête du NPA réunissait plus de 150 personnes à Lyon, quelques jours après un autre meeting réussi à Rouen. Un signe, s’il en fallait, que face aux idées nationalistes, racistes et réactionnaires, distillées d’en haut, toute une fraction de la classe ouvrière garde, chevillées au corps, des perspectives internationalistes et compte bien les faire vivre !

À tel point que devant l’affluence, à Paris, la salle prévue a débordé. Une retransmission du meeting a dû être organisée dans le hall d’entrée pour celles et ceux n’ayant pas pu rentrer. Un succès qui doit sans doute beaucoup à l’effort d’incarner ces perspectives internationalistes à travers des militants, en chair et en os, venus des quatre coins de l’Europe pour intervenir au meeting. Mais aussi à l’effort pour que prenne forme un pôle des révolutionnaires, par-delà les différents courants ou traditions politiques : à l’initiative commune de l’organisation révolutionnaire italienne Lotta Comunista et du NPA, ce meeting visait à rassembler les forces, à faire vivre l’unité de classe contre la politique migratoire de « l’Europe forteresse » et la montée des idées d’extrême droite.

Au micro se sont succédé, en plus des militants du NPA et de Lotta Comunista, des militants des collectifs de sans-papiers et des militants révolutionnaires venus de toute l’Europe : camarades espagnols, allemands, italiens… Tous ont dit leur joie et leur fierté d’avoir participé dans l’après-midi à la manifestation pour la liberté de circulation et la régularisation de tous les sans-papiers, et de se retrouver si nombreux à ce meeting internationaliste.

Un internationalisme que nous revendiquons fièrement, haut et fort. Car il est urgent de répondre aux gouvernements cyniques qui disent « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde », que ce sont eux qui la sèment et que, non, l’immigration n’est pas un « problème ». Qu’il n’y ait aucune illusion : ce que le patronat fait subir aujourd’hui à la fraction la plus exploitée de notre classe, il tentera de l’imposer à tous dès demain. Pour l’unité de notre classe, la seule frontière que nous connaissons est entre nous et les patrons ! Le problème, c’est toutes les politiques criminelles qui visent à fragiliser une partie de notre classe, de nos collègues de travail, en rendant plus difficile encore nos conditions de vie, de travail et de régularisation. Le problème, c’est la guerre, que le capitalisme porte en lui comme la nuée porte l’orage. Des guerres menées pour les profits, pendant qu’ils envoient les peuples s’entretuer. Enfin le problème, c’est les porteurs d’idées réactionnaires, au service des intérêts capitalistes, qu’ils soient d’extrême droite ou même prônant un nationalisme de gauche. Nous ne leur laisserons aucun terrain, pas même celui des élections européennes à venir.

Pour tout cela, le Nouveau Parti anticapitaliste présente la liste « Pour un monde sans patrons ni frontières, urgence révolution ! », conduite par Selma Labib, 28 ans, conductrice de bus, et Gaël Quirante, 48 ans, syndicaliste à La Poste. Une liste de travailleurs, de travailleuses et de jeunes, pour dire que c’est nous qui travaillons, c’est nous qui décidons !

Communiqué du NPA du 26 mars 2024


POUR TOUS LES MILITANTES ET MILITANTS OUVRIERS QUI SE RECONNAISSENT DANS LE SLOGAN 

NI PATRIE NI FRONTIERES

POUR UN MONDE SANS PATRON NI FRONTIERES URGENCE REVOLUTION

VOUS POUVEZ VOUS CONTACTER  VIA CETTE ADRESSE

npabear@gmail.com

 

dimanche 24 mars 2024

SOUS

                                          ELECTIONS EUROPEENNES 2024




vendredi 22 mars 2024

CRISE

 

Les ennemis des agriculteurs sont dans leur propre pays

Les paysans de Flagey revenant de la foire, Gustave Courbet, 1850

La mobilisation des agriculteurs a montré les difficultés qu’ils rencontrent pour vivre de leur travail. Les annonces du gouvernement de début février, qui avaient obtenu la validation de la FNSEA (premier syndicat) et de la Coordination rurale (troisième syndicat), n’ont rien réglé du problème et la colère pourrait exploser de nouveau. À différents degrés, le protectionnisme est présenté par les syndicats agricoles et les différents partis politiques comme une solution à la crise.

Ce serait installer un grillage autour du poulailler, avec le renard à l’intérieur, car ce dont souffrent les agriculteurs, c’est d’abord de la spoliation du produit de leur travail par le grand capital, un capital bien français et qui agit et s’enrichit à l’échelle de la planète. Cette spoliation s’est accélérée au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, du fait des transformations profondes qui ont modernisé le secteur agricole, mais pour le seul compte de la bourgeoisie.

Dès l’après-guerre, la bourgeoisie accélère l’assimilation de l’agriculture dans sa sphère de profits

En 1945, la France cumule les retards sur ce terrain par rapport aux autres pays impérialistes, à commencer par les États-Unis. Les paysans français sont encore nombreux, ils représentent un quart de la population1, parmi lesquels les plus petits d’entre eux ne produisent presque que pour eux-mêmes, n’amenant au marché que leurs excédents. Le gros de la production agricole alimente un marché intérieur sur lequel les paysans sont protégés de la concurrence étrangère par des tarifs protectionnistes. Ces tarifs ont été instaurés à la fin du 19e siècle au moment même où se mettait en place un vaste système de vampirisme des colonies pour combler les manques de la production française (arachide du Sénégal, café de Côte d’Ivoire, etc.). Archaïsme national et pillage colonial, tels étaient les piliers de l’agriculture française.

Après la guerre, le capital intègre l’agriculture dans son cycle d’accumulation et la transforme en véritable industrie – intégration complète au marché, utilisation du machinisme, des engrais, des pesticides et de la sélection variétale. Cette transformation sous l’égide de la bourgeoisie, de son État et de la jeune Communauté économique européenne a plusieurs effets. D’abord, elle fournit aux capitalistes un nouveau canal pour récolter des profits en extorquant aux paysans une partie de leur travail. Ensuite, elle leur offre un débouché supplémentaire pour des branches de l’industrie lourde (la métallurgie et ses tracteurs, la chimie et ses produits de synthèse).

Enfin, cette industrialisation de l’agriculture2 augmente considérablement la force productive du travail. Les productions explosent et les prix baissent, tirant à leur tour les salaires vers le bas. La population agricole s’effondre. La transformation n’est pas que quantitative, elle est aussi qualitative. Le vieux travail du paysan était fondé sur un rapport singulier avec sa parcelle et ses particularités. C’était un travail très faiblement outillé qui requérait beaucoup d’hommes et de femmes, reproduisant presque à l’identique des pratiques ancestrales tenant plus de la coutume que de la technique. Avec l’industrialisation, c’en est fini du particularisme et des lentes évolutions dans lesquelles l’agriculture était engluée. Tout est brassé, remis à plat en quelques années. Mais pas au profit du paysan lui-même : le mouvement d’accumulation du capital enfonce son lourd sillon dans la vieille structure agricole.

Avec les engrais, les pesticides et la sélection variétale qui permettent d’augmenter et de stabiliser les rendements, le sol perd les qualités spécifiques, qu’on lui attribuait jusque-là de façon empirique. Il devient un simple support de la production, un substrat pas plus épais qu’un disque de charrue duquel on ne peut rien tirer qui n’y a pas été apporté auparavant. Pour faire passer sans perdre de temps les machines agricoles à travers champs, les exploitations morcelées issues d’un laborieux travail de regroupement de parcelles éparpillées au gré des héritages sont remembrées d’un seul tenant. Et ces machines font tomber l’attelage qui pesait sur les épaules des bœufs qui, avant ça, étaient les principaux pourvoyeurs de force motrice. Le gros bétail peut devenir, de son côté, une machine à viande et à lait, faisant au passage exploser les productions animales. En bref, le vieux et peu productif système mixte qui mélangeait culture et élevage laisse la place à des exploitations spécialisées, aux rendements importants au moins dans le moyen-terme et dont l’intégralité des produits est destinée à la vente, l’exploitant achetant par ailleurs tout ce qui est nécessaire à sa subsistance.

Vues aériennes de Notre-Dame-des-Landes en 1950 et aujourd’hui, on voit l’effet du remembrement sur le paysage agricole : le nombre de parcelles diminue et leur surface augmente

Source : Géoportail

L’industrialisation de l’agriculture fait disparaître à tout jamais et sans aucun retour en arrière possible l’ancienne physionomie de la paysannerie. Son écrasante majorité va rejoindre les rangs ouvriers, grossissant le nombre et le force du prolétariat. Et pour ceux qui restent aux champs3, la mutation aussi est de taille. Le paysan, qui ne pouvait pas déroger aux traditions communautaires, se métamorphose en agriculteur, en « exploitant agricole » dont on a précisé les caractéristiques plus haut. D’un côté, les sols s’épuisent et se déstructurent, l’eau se pollue, la biodiversité recule, le climat se réchauffe. De l’autre, les agriculteurs les plus fragiles sont sous la pression du grand capital qui les pousse vers le précipice.

Cette industrialisation a bien sûr bénéficié du savoir scientifique et des avancées techniques d’une époque, en particulier au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le domaine de la sélection génétique et de la chimie (pesticides et engrais). Ce qui a permis à l’agrobusiness d’imposer et de généraliser les différentes monocultures et l’élevage intensif. Mais cette forme d’agriculture industrielle, visant la rentabilité à court terme, est désormais obsolète du seul point de vue scientifique et technique. Elle se détourne des avancées de la recherche la plus récente dans les domaines biologiques et des écosystèmes. « Don’t look down », pourrait être le mot d’ordre des capitalistes agraires et de leurs lobbies. En revanche, une véritable agriculture moderne, appliquant les recommandations des recherches scientifiques les plus récentes, serait au moins aussi performante sinon plus que l’agrobusiness, tout en respectant les producteurs eux-mêmes. Une agriculture libérée du capitalisme, loin de revenir à la condition paysanne à l’ancienne ou « aux Amish », comme dirait l’autre, permettrait au petit exploitant d’aujourd’hui pourvu d’internet et néanmoins endetté, de devenir un ingénieur agricole au fait des dernières avancées dans le domaine, en lien avec ses collègues et les consommateurs et producteurs des villes, libérés de la tutelle de leurs exploiteurs communs. De quoi écrire de nouvelles utopies réalistes et néanmoins socialistes, à l’opposé du monde dystopique qu’on nous impose aujourd’hui.

Le « modèle français » d’agriculture familiale, sa mythologie et sa crise

L’exploitant agricole, officiellement à son compte, n’est pas pour autant maitre chez lui. Il est souvent l’exécutant de décisions prises ailleurs, chez ceux qui pilotent et profitent de l’industrialisation de l’agriculture. Comme dans bien d’autres branches de la production capitaliste, ce processus avait pour objectif de fournir au grand capital sa ration de profits. Mais contrairement à ce qui s’est passé dans ces autres branches, cela ne s’est pas fait par la prolétarisation des paysans mais par la conservation, en tout cas sur le plan formel, de leur indépendance.

C’est l’État qui a conduit, dans les années cinquante et soixante, cette politique agricole dont l’objectif avoué était de constituer des exploitations où deux personnes suffisaient à mettre en branle les nouveaux moyens de production4. Ces deux personnes – dans le cerveau des hauts fonctionnaires, il s’agissait d’un couple – devaient être les piliers d’une agriculture familiale mais moderne, à la fois dans la continuité de la paysannerie dissoute mais tout de même en mesure de soutenir la compétition sur le marché.

Les moyens les plus vastes sont alors dépensés pour constituer, par-dessus la tête des exploitants « indépendants » et des agriculteurs « familiaux », une organisation d’ensemble de la filière agricole dans le but de générer les profits escomptés. Les chambres d’agriculture se mettent à jouer un rôle de plus en plus décisif dans les choix techniques des agriculteurs, leurs conseillers sillonnant les campagnes pour les convertir aux nouvelles méthodes de production et de comptabilité. Des succursales du Crédit agricole ouvrent un peu partout pour financer et orienter les investissements. Les agriculteurs sont regroupés en coopératives, pour acheter et utiliser du matériel, pour écouler les productions et négocier avec les transformateurs et les distributeurs.

Tout ce lourd appareil est spécialement occupé à concilier les dimensions de la grande production industrielle avec le cadre particulièrement étriqué de la petite exploitation sans salariés, et donc à créer les conditions dans lesquelles le grand capital peut extorquer toujours plus de travail aux agriculteurs – non pas par le mécanisme du salaire comme pour les prolétaires mais par celui des prix5. Ainsi, pour garantir leur propre rentabilité, les coopératives, quoi que toujours possédées sur le papier par leurs membres, imposent à ces derniers des contraintes et des règles drastiques. La clé de voûte de ce système sont les subventions de l’État et de l’Union européenne. Sans cette perfusion sans précédent d’argent public, les prix agricoles ne pourraient pas être aussi bas et les profits du grand capital aussi hauts.

La coopérative porcine Cooperl et ses tentacules : l’adhérent achète ses truies à la Cooperl, les abrite dans des bâtiments Cooperl, les nourrit avec des aliments Cooperl, les soigne avec médicaments Cooperl, vend les bêtes aux abattoirs Cooperl et les lisiers aux centres de traitement Cooperl
Source : « Cooperl, enquête sur un géant du porc », Splann ! https://splann.org/enquete/cooperl-enquete-sur-un-geant-du-porc/

La pression du profit est telle que même la conservation des exploitations d’envergure familiale est menacée, et ce, en dépit de toutes les béquilles financières et réglementaires apportées par l’État. La surface moyenne des exploitations augmente, en même temps que l’endettement moyen sans lequel il n’est pas possible d’atteindre les standards techniques du moment. La part des salariés dans les effectifs agricoles est en hausse tandis que les « aides familiaux » (souvent les femmes d’agriculteurs) sont en recul. De plus en plus, la vieille forme familiale d’exploitation est remplacée par des associations entre plusieurs agriculteurs6. Bref, tout indique que la concentration du capital met en crise le « modèle français » et menace les agriculteurs « indépendants ».

Le profit est la règle, l’agriculture ne constitue pas une « exception »

Nous en sommes-là. La colère des agriculteurs ne retombe pas. Comment le pourrait-elle ? Les agriculteurs sont pris en étau et ceux qui prétendent desserrer leur situation sont en réalité ceux qui profitent de leur écrasement. Les grands groupes, en particulier céréaliers, sucriers et laitiers, qui organisent la filière agro-alimentaire, sont liés aux dirigeants de la FNSEA. Les cadres de cette dernière sont tour à tour présidents de coopératives, administrateurs des caisses régionales du Crédit agricole, présidents de chambres d’agriculture, responsables de telle ou telle interprofession… Arnaud Rousseau, aujourd’hui à la tête de la FNSEA, est par ailleurs président du groupe Avril qui possède, entre autres, Lesieur, Puget, Matines. Les dirigeants de la FNSEA sont les agents du grand capital dans le monde agricole, ils s’enrichissent en détruisant ceux qu’ils prétendent représenter.

Voilà pourquoi ils se font les meilleurs défenseurs du « modèle français ». Pour eux, ce modèle signifie la soumission des exploitations indépendantes à la loi du profit. Et la perversion réside en ce que cette soumission apparaît à l’agriculteur comme la condition de son accès au marché et donc de la perpétuation de son « indépendance », quand bien même il voit que le tribut qu’il paye au passage est à l’origine de sa déchéance. Le « modèle français », c’est la solidarité entre les victimes et leurs bourreaux.

La concurrence qui fait rage sur le marché mondial met un peu plus les petits à la remorque des gros, les premiers étant encouragés à espérer que les seconds y tirent leur épingle du jeu pour glaner quelques miettes. Et les entreprises agro-alimentaires peuvent alors répercuter la pression sur leurs fournisseurs, les invitant à faire des « efforts » pour soutenir la compétition.
Côté syndicats agricoles, on déplore l’injustice de certains traités de libre-échange, quand bien même la FNSEA les soutient dans l’ensemble. Sous prétexte de dénoncer la circumnavigation de l’agneau néo-zélandais ou du bœuf brésilien, les récriminations contre la concurrence étrangère sont reprises à l’unanimité dans le champ politique, de manière univoque dans l’opposition, avec plus de nuances au gouvernement – la realpolitik sans aucun doute. Le statut de puissance agricole de la France est ainsi passé sous silence, ou alors c’est pour regretter son prétendu déclin. Les importations de poulet ukrainien sont brocardées, sans dire un mot sur les découpes de volaille françaises congelées qui inondent les marchés d’Afrique de l’Ouest. Les secteurs fragilisés (comme l’élevage bovin) sont mis en exergue, mais on ne dit rien des secteurs les plus forts comme le vin, les produits laitiers ou les céréales7. Il y a bien une restructuration du marché agricole mondial, mais cela ne menace en aucun cas unilatéralement l’agriculture française.

La France exporte structurellement plus de produits agricoles et agro-alimentaires qu’elle n’en importe.
Source : Insee

Le libre-échange et le protectionnisme sont deux faces de la même pièce, celle de la défense des positions de la France sur le marché mondial. Le ministre Riester, en charge du commerce extérieur, l’illustre de manière limpide. Il est, comme il se doit, un ennemi de l’accord avec le Mercosur. Mais il est, dans le même temps, un soutien acharné du traité avec le Canada qui va passer devant le Sénat dans les jours à venir. Son application provisoire a d’ailleurs été bénéfique pour les filières laitières et ses barons sans que la production de viande bovine ne s’en trouve davantage fragilisée.

Le vrai poison derrière le débat entre libre-échange et protectionnisme, c’est le nationalisme qui fait croire aux agriculteurs que l’ennemi est ailleurs que dans leur propre pays. Et c’est dans ce sens que penchent les critiques actuelles des traités de libre-échange, en masquant le rôle décisif joué par la filière agro-alimentaire et son organisation pour le seul profit. Il y aurait mille têtes à couper ici (grands groupes, coopératives, banques, FNSEA…) plutôt que de s’en prendre aux agriculteurs d’ailleurs. Et dans cette lutte pour identifier leurs vrais ennemis, les amis naturels des agriculteurs se trouvent chez les travailleurs, à commencer par les exploités de l’agroalimentaire dont les patrons sont les mêmes qui écrasent les petites exploitations.

Bastien Thomas

 

 

Pour en savoir plus

Sur la « deuxième révolution agricole » (agriculture marchande mobilisant le machinisme et les engrais), on peut se reporter aux derniers chapitres d’un ouvrage de référence écrit par deux agronomes, Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde.

Sur les transformations induites en France par cette « révolution agricole », on recommande la lecture de La fin des paysans de Henri Mendras. Ce sociologue rural n’était pas marxiste (il théorisera même une improbable « moyennisation » de la société alors que la lutte des classes se manifeste toujours avec force), mais la description qu’il propose est vaste et riche. Le chapitre IV « Une innovation : le maïs hybride » est tout particulièrement illustratif des processus décrits brièvement ici.

Enfin, pour une lecture plus actuelle, on se reportera à l’enquête du journaliste Nicolas Legendre Silence dans les champs sur l’agriculture bretonne. On y comprend notamment les rapports ambivalents qu’entretiennent les agriculteurs avec « leurs » organisations (syndicats, coopératives, chambres d’agriculture…).

Plus cher mais très intéressant, on conseille deux ouvrages supplémentaires : Biomasse de Benoît Daviron (49 euros), qui revisite l’histoire des relations internationales sous l’angle des flux agricoles depuis le 17e siècle et Essai sur l’histoire des rapports entre l’agriculture et le capitalisme (34 euros et une édition douteuse) de Thierry Pouch qui dresse un panorama des débats entre marxistes sur la question agricole.

 

 


 

 

1  Il ne faut pas confondre la population agricole, qui vit de l’agriculture, et la population rurale, qui vit à la campagne mais fait un autre métier. Après la guerre, la population agricole représente un peu plus de la moitié de la population rurale.

2  https://nouveaupartianticapitaliste.fr/quelques-elements-sur-levolution-des-rapports-de-classe-dans-lagriculture/

3  Ou plutôt, leurs enfants, car cette transformation des années 1950-1960 a coïncidé avec un renouvellement générationnel.

4  Ce modèle d’exploitation « à deux actifs » est au cœur de la loi d’orientation agricole de 1960.

5  https://nouveaupartianticapitaliste.fr/agriculteurs-en-colere-plancher-sur-les-prix-ou-faire-flancher-le-capital/

6  Dans ces groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC) et exploitations agricoles à responsabilité limitée (EARL), les associés conservent souvent des liens familiaux (parents et enfants, frères et sœurs, cousins). Parfois des voisins s’associent. Bref, on est très loin d’une « agriculture de firme » où des capitaux qui n’ont rien à voir avec l’agriculture s’y investissent, mais le modèle de l’exploitation en couple disparaît peu à peu.

7  En 2023, les céréales venant de France ont été sérieusement concurrencées par celles venant de Russie et d’Ukraine. Il faut dire qu’en 2022, les céréaliers français avaient, la guerre aidant, pris un certain nombre de parts de marché à leurs homologues du bassin de la mer Noire !